Impérial de longue date en high stakes, Ben "bencb" Rolle s'est aussi distingué en remportant le Main Event des SCOOP et le Super High Roller des WCOOP, ou encore le SuperMillion$ de GGPoker. Dans une interview signée Craig Tapscott, l'ambassadeur de PokerStars se livre à un cours magistral autour de la notion de bluff Un entretien que nous vous encourageons à découvrir en version originale sur CardPlayer, mais dont nous proposons la traduction à l'attention de tous ceux qui ne sont pas plus à l'aise avec l'anglais qu'avec certains concepts de base.
Craig Tapscott (Cardplayer) : Comment identifier les meilleurs spots pour se montrer créatif et se lancer dans un bluff ?
Benjamin Rolle : Les bluffs n'ont pas besoin d'être créatifs. Ils font partie intégrante du jeu. Ils sont pour ainsi dire obligatoires.
En fait, c'est une question de risk/reward. Il faut savoir risquer un peu pour obtenir en retour une récompense suffisante. Cela implique souvent de miser le flop en bluff, et de potentiellement envoyer une autre mise sur le turn, mais à l'inverse de se montrer sélectif sur la river. Une fois que les gens ont suivi au flop et au turn, ils sont souvent trop attachés à leur main et ne se coucheront pas sur la river.
C'est peut-être la plus grande différence entre les joueurs gagnants et les perdants. Les joueurs gagnants sont capables de lâcher leur main, même s'ils ont suivi au flop et au turn. Ils sont en capacité de réévaluer la situation sur la river. Les joueurs perdants, au contraire, pensent souvent que s'ils ont suivi auparavant alors ils doivent continuer de le faire sur la river. C'est une grosse erreur et un raisonnement défaillant.
Si vous étudiez le jeu avec des solvers, alors vous verrez aussi que ce qui fait souvent la différence pour faire coucher une main sur la river, c'est le sizing pour lequel vous optez. Plus la mise est importante par rapport à la taille du pot, moins l'adversaire va choisir de suivre. Et réciproquement, plus la mise sera petite, plus vous obtiendrez un call en retour.
Mais focalisons-nous sur les deux situations que je privilégie, à savoir le flop et le turn. Lorsque nous ratons le flop dans un coup face à la grosse blinde, il sera presque toujours rentable de procéder à un petit continuation bet. Disons 33 % ou 25 % de la taille du pot. Puis au turn, nous voulons en général bluffer dans deux configurations : soit après l'apparition d'une carte potentiellement effrayante pour l'adversaire ; soit avec des tirages de quinte ou de couleur.
Prenons un exemple simple. Avec une main comme , on place un CB sur un flop , car l'adversaire a souvent raté ce flop et on veut protéger notre main contre quelque chose comme ou qui sont dans sa range de défense. Avec dans la même configuration, un second barrel s'impose facilement sur le turn. Notre adversaire aura quelques paires inférieures comme , ou par exemple un , qui auront call au flop mais ne voudront pas aller plus loin que le turn. Avec un tirage quinte ou couleur, il ne faut de toute façon pas énormément de fold equity pour qu'une mise soit profitable.
Comme je le disais, j'ai tendance à beaucoup miser en bluff au flop et au turn, et ensuite bien moins sur la river. Même avec des bons blockers.
Craig Tapscott : Quelles sont les pires spots pour tenter un bluff et pourquoi ?
Les pires spots pour bluffer découlent souvent de situations où votre adversaire va pouvoir posséder des mains fortes en terme de force absolue. Je pense à des boards où des fulls, des couleurs ou des quintes sont possibles. Par exemple un board final tel que . Dans une telle situation, votre adversaire va souvent décider un call rapide avec des mains comme ou pour la simple raison qu'il possède un brelan. C'est une main qui a une bonne force absolue, mais qui dans une telle configuration ne faut pas toujours grand chose.
Tout dépend de la situation évidemment. Si votre adversaire mise le flop, le turn puis la river, vous êtes en droit de penser qu'il peut détenir ou et qu'il tente d'extraire de la valeur de vos ou . Si en revanche il vous check-raise au flop avant de miser turn puis d'envoyer son tapis river, vos , ou ne valent plus grand chose.
Pour beaucoup de joueurs moins expérimentés, le raisonnement ne va pas jusque-là et se limite à "J'ai un brelan, je dois suivre". C'est une façon de penser très dangereuse. Ils sont incapables de raisonner en terme de force de main relative, et de prendre en compte les actions précédentes et le déroulement du board. Dans cette situation, il y a en face des possibilités de quinte, ou des semi-bluffs qui se sont transformés en une couleur backdoor, ou encore des paires de deux qui ont fait full. Bref, tout un éventail de mains supérieures et très peu de bluffs. Votre brelan devient alors une très mauvaise main.
Naturellement, ce n'est pas comme ça que la plupart des gens raisonnent. Du coup, si j'adopte cette ligne vous pouvez être certain qu'à la river j'aurai une quinte, un full ou une couleur et que j'exploiterai le biais de mon adversaire vis-à-vis de cette distinction entre valeur absolue et valeur relative.
Sur mes limites de jeu, avec des buy-ins de 5 000 ou 10 000 $, j'aurai parfois des bluffs parce que je sais que mes adversaires raisonnent de la même façon que moi. Il devient alors plus facile de placer de gros bluffs, mais sur les basses et moyennes limites ce n'est pas quelque chose que je recommanderais.
Craig Tapscott : Certains joueurs ont aussi des lacunes en matière de bluff-catching. À quels éléments doivent-ils prêter attention ? Et comment les combos/bloqueurs entrent-ils en ligne de compte lorsque je décide de suivre ou non ?
La première question que je me pose c'est : "Est-ce que c'est un spot facile à bluffer ?". C'est également ce que j'ai souligné dans un récent fil de discussion sur Twitter.
Les spots les plus faciles pour bluffer sont les boards où beaucoup de tirages ont manqué. Disons que le board est . L'adversaire peut avoir , , , , , , ... Beaucoup de bluffs potentiels, et c'est ce qui rend plus facile un call avec un ou un . Même aorès trois barrels.
Maintenant, partons du principe que le board ne fournit pas ces possibilités de "bluffs naturels" avec des tirages ratés. Un board comme est par exemple bien plus difficile à bluffer. C'est là que les blockers entrent en jeu. Il faut être capable d'identifier les mains qui bloquent les combinaisons fortes de l'adversaire, et au contraire celles qui débloquent des combinaisons qui vont donner lieux à un fold.
Ici, vous ne voulez par exemple certainement pas bluffer avec un , ou car ce sont des cartes qui bloquent certaines mains dans la range de fold de l'adversaire. Je pense aux mains allant de à , ainsi qu'à quelques as comme ou qui auraient pu call sur le turn. Attention je ne dis pas que ce serait un bon choix de la part de l'adversaire, mais ça peut arriver. Une main comme ou bloque aussi des qui auraient pu slowplay ou des paires supérieures qui n'auraient pas relancé préflop comme ou .
Sans entrer dans les détails, vous pouvez constater que ce type de spot requiert une compréhension profonde du poker et notamment des blockers. Cela rend aussi plus difficile pour les gens le choix des bonnes mains pour bluffer, ou des bons moments pour se montrer offensif.
Pour être honnête, je pense que le board n'est pas idéal pour bluffer. Beaucoup d'adversaires plus faibles finiront par suivre avec des mains de type car ils refuseront de croire que vous avez un brelan ou même des as. Ils sont simplement trop curieux. C'est pourquoi il est toujours préférable d'opter pour un bluff dans un spot où les adversaires pourront arriver jusqu'à la river avec des tirages manqués.
Mais encore une fois, je me focalise sur l'idée de miser beaucoup de flops et de poursuivre l'agression sur la plupart des turns, puis de ne pas bluffer dans les gros pots river en basses et moyennes limites. Être capable de comprendre ça et de s'y tenir, ce n'est peut-être pas le style de jeu le plus enthousiasmant mais c'est probablement le plus rentable.
Craig Tapscott : En table finale, comment se passe le processus de bluff ?
Il y a alors beaucoup de différences, mais dans les deux sens. Ce que je veux dire par exemple, c'est que quand vous aurez le plus gros tapis, vous aurez tendance à trouver plus facilement des spots permettant de bluffer de manière plus agressive. Votre adversaire est tout simplement censé avoir tendance à se coucher plus facilement.
Et c'est précisément le danger, il est simplement "censé" le faire. Il existe une énorme différence entre ce que les gens sont censés faire et ce qu'ils font vraiment. Même si vous trouvez des spots de bluff en apparence faciles, cela ne veut pas dire pour autant que votre adversaire se couchera. C'est ce qui peut coûter beaucoup d'argent.
Par exemple, si vous défendez avec un tapis important depuis la grosse blinde contre un tapis moyen (30bb de tapis effectifs) et que le board est ensuite , vous avez peut-être l'intention de check-raise en bluff, puis de miser sur le turn et d'envoyer le tapis à la river, ou dans un autre style de donk-bet puis de miser turn et faire tapis river. Ce board est effectivement assez moche pour quelqu'un qui a relancé préflop en début ou milieu de position. Compte tenu de sa position et de la présence de petits tapis par ailleurs, il se doit d'être prudent.
Même avec une paire d'as en main, il veut ici jouer un maximum de deux streets en value. Dans un scénario sans ICM, il mise le flop et le turn puis envoie son tapis river. Tout peut même partir dès le flop face à des paires de huit ou de neuf ou des tirages. Je ne dis pas que c'est un spot de rêve, mais c'est plus confortable que de jouer pour son tapis dans une situation ICM en table finale.
En plus, le gros stack a un énorme avantage dans le sens où il peut avoir tout un tas de combinaisons comme , ou qui vont lui offrir une range de donk bet. Il peut prendre l'initiative. Et dans la mesure où il a plus de brelans dans son range qu'un tapis intermédiaire, il peut aussi avoir plus de bluffs. Mais ces possibilités de bluffs n'ont pas tant d'importance que ça pour son adversaire : compte tenu de la taille de son stack, il va devoir songer à coucher ses paires supérieures sur les dernières streets si son tapis est menacé. Ou en tout cas c'est ce qui devrait se passer, car dans la réalité un joueur moins expérimenté va simplement considérer qu'avec une overpaire, il n'a pas d'autre option que suivre. Vous obtiendrez très peu de folds.
Vous pouvez avoir une approche GTO avec beaucoup de bluffs, ou jouer de façon exploitante en essayant de comprendre vos adversaires plus faibles et leur façon de réfléchir dans chaque spot. Rien ne vous oblige à dilapider votre tapis parce que la théorie penche pour un bluff dans tel ou tel spot. Mais contre un adversaire expérimenté qui comprend l'ICM, la dynamique du board et d'autres facteurs importants, il peut être préférable de bluffer davantage.
La taille des mises est un autre élément important s'agissant d'ICM. En début ou milieu de tournoi, vous pouvez recourir à des overbets ou des mises de la taille du pot sur la river. En table finale, l'ICM amène à privilégier des mises d'un tiers, de la moitié ou de deux tiers du pot. Il faut se montrer plus prudent. Vous mettez déjà beaucoup de pression en misant les deux tiers du pot, a fortiori quand cela représente la moitié du tapis de votre adversaire. Vous mettez alors vos adversaires dans des situations compliquées, et ce d'autant plus que les ranges seront larges. Je pense par exemple aux batailles de blindes ou aux autres coups mettant aux prises des joueurs en positions tardives.
Pour conclure, je dirais que l'important en table finale c'est d'utiliser vos jetons judicieusement, mais aussi de choisir vos adversaires judicieusement. Miser un quart du pot peut exercer une forte pression sur un tapis de 10bb, mais dans le même temps aucune sur un tapis de 50bb. Gardez toujours ça à l'esprit.