Qui de Kamala Harris ou Donald Trump remportera l'élection présidentielle américaine ? Alors que les urnes accueillent depuis hier leurs premiers bulletins, et que le match entre les deux candidats devrait défrayer la chronique jusqu'au 5 novembre, Club Poker vous prend la main pour un voyage dans le temps à la rencontre d'une longue lignée de présidents américains férus de poker. Nom de Zeus, Marty !

Publié pour la première fois sur Club Poker en février 2014, ce récit a été largement réécrit et a fait l'objet de nombreux ajouts, avec en particulier de nouveaux chapitres consacrés à Barack Obama, Dwight Eisenhower, Theodore Roosevelt et Warren G. Harding.
Albert Upton, un professeur du jeune Richard Nixon
Un homme qui n'est pas capable de jouer correctement une main de poker n'a pas la carrure pour être président des États-Unis.
Donald Trump joue-t-il au poker ? L'homme de Mar-a-Lago reste avant tout connu pour être un insatiable golfeur. Les casinos qu'il a longtemps détenus ne constituaient que des actifs parmi d'autres, sans qu'il nourrisse le moindre lien affectif avec les parties qui s'y déroulaient.
Finalement, le seul lien que l'on saurait établir entre ce brave Donald et le poker apparait pour le moins ténu. Il remonte à la campagne présidentielle de 2016, quand il s'était adjoint les services d'un illustre conseiller nommé Andy Beal. Oui, le même homme d'affaires qui avait dix ans plus tôt dilapidé des millions de dollars face à la Corporation de Phil Ivey, Barry Greenstein, Doyle Brunson et compagnie.
Ni Kamala Harris ni Joe Biden ne sont davantage réputés pour leurs chip tricks, relances poignées et 3-bets in the dark. Et pourtant, du haut de la Maison Blanche, un siècle de poker les contemple.
Warren G. Harding : un éphémère Poker Cabinet
Son nom n'est ni le plus clinquant ni le plus mémorable, mais celui qui occupa le Bureau Ovale entre 1921 et 1923 (avant de mourir dans des circonstances mystérieuses) est tout de même précédé d'une réputation unique : celle de pire président américain aux yeux des historiens. Ce titre honorifique, Warren G. Harding le doit entre autres au parfum de corruption qui embaumait toute son administration.
Mais la vérité, c'est que ce Républicain de l'Ohio n'était pas fait pour le job. Les plaisirs simples de la vie lui étaient bien plus doux que les longs discours ou les cérémonies protocolaires. Sénateur, il avait voté la main sur le cœur en faveur de la Prohibition. Mais président, il se gardait au chaud un stock d'alcools à faire pâlir Ernest Hemingway. Ses bouteilles de whisky arrosaient d'ailleurs, jusqu'au bout de la nuit, des parties de poker qu'il organisait deux fois par semaine à la Maison Blanche.
Lui-même plaisantait en évoquant son "Poker Cabinet", une poignée d'habitués qui l'accompagnaient dans ses sessions nocturnes. Une anecdote tenace lui prête même d'avoir perdu au jeu la porcelaine de la Maison Blanche. La réalité, moins flamboyante, est relatée par la journaliste du Washington Star Betty Beale dans un article dédié à Louise Cromwell Brooks, la séduisante ex-femme du Général MacArthur.
Je n'oublierai jamais le goûter qu'elle avait organisé le 6 mars 1943 pour Martha Taft, l'épouse du sénateur Robert A. Taft, alors candidat à la présidence. Il y avait des assiettes empilées sur la table. J'ai jeté un coup d'œil, puis je me suis attardée plus longuement. Je n'en croyais pas mes yeux. L'aigle présidentiel était visible au centre. J'ai pris une assiette et je l'ai retournée. Au dos, il y avait la marque Harrison.
Je me suis approchée de Louise et je lui ai chuchoté à l'oreille : "Où as-tu trouvé la porcelaine de la Maison Blanche ?". Elle m'a répondu que c'était une histoire intéressante : "Je l'ai gagnée au terme d'une main de poker avec le président Harding". À l'époque, elle jouait parfois au poker avec le président, son secrétaire à la guerre John Weeks et le général John J. Pershing.
La main en question fut disputée lors d'une soirée mondaine à quelques pâtés de maison de la Maison Blanche. Le président Harding, qui avait des vues sur la belle divorcée, maquilla à peine ses intentions : "Louise, jouons une seule main ensemble. Le gagnant désignera l'enjeu. Tout ce que vous voudrez, je le ferai".
Louise, qui n'était pas dupe, accepta avec des réserves. De toute façon, c'est elle qui finit par gagner. Et quand le moment fut venu de réclamer sa récompense, c'est sur la vaisselle présidentielle qu'elle jeta son dévolu : "Je prendrai un service de porcelaine de la Maison Blanche".
"C'est comme ça que ça s'est passé", conclut l'intéressée dans un sourire. "Dès le lendemain, un colis rempli d'assiettes de l'administration de Benjamin Harrison était déposé devant ma porte".
D'un Roosevelt à l'autre, le même goût des cartes
Depuis 1933 et le début du premier mandat de Franklin Delano Roosevelt, les présidents américains qui n'ont pas eu le poker pour loisir se comptent sur les doigts d'une main. Son homonyme et lointain cousin, Theodore, jouait déjà aux cartes cinquante ans plus tôt, dans des salons enfumés de New York où se réunissait le gratin républicain. De son propre aveu, ces parties furent même les instruments de son ascension : "Je m'y suis rendu suffisamment souvent pour que ces hommes s'habituent à moi et que je m'habitue à eux, pour qu'on parle le même langage. Je faisais en sorte de participer à tous les débats, et après je jouais au poker et je fumais avec eux".
Un demi-siècle plus tard, durant ses trois mandats, l'instigateur du New Deal joue lui régulièrement en Stud et en H.O.R.S.E. autour de petits enjeux. Ses proches évoquent un joueur décent. De ceux qui maîtrisent les concepts de base tels que l'importance de la position. Le principal intéressé, lui, n'y voit rien de plus qu'un moyen d'évacuer le stress inhérent à sa fonction.
Les anecdotes ne manquent pas. Certaines sont douteuses, à l'instar de ces bruits de jetons que l'on distinguerait à l'arrière-plan de ses grands discours radiophoniques. D'autres s'avèrent plus sérieuses, à l'image de cette partie qu'il organisait chaque année lors de la nuit de l'ultime session du Congrès. La désignation du grand gagnant y était particulière : il fallait détenir un maximum de jetons au moment de l'ajournement de la séance. Une spécificité dont Roosevelt tirait parfois avantage. Lors d'une partie, la légende veut ainsi qu'il ait reçu un appel téléphonique le prévenant de la fin de la séance. Mais contrairement à l'usage, il aurait alors dissimulé l'information à ses adversaires afin de prolonger la soirée. Ce n'est que plus tard, une fois la hiérarchie inversée, qu'il se serait à nouveau fait apporter le téléphone pour s'adjuger la victoire.
En 1944, malgré un état de santé déclinant, Roosevelt obtient pour la quatrième fois la confiance des électeurs américains. Un record dont il n'aura pas loisir de profiter : quelques semaines plus tard, le 29 mars 1945, le président est victime en début d'après-midi d'une hémorragie cérébrale dont il ne se relèvera pas.
Harry Truman : de l'U.S.S. Augusta jusqu'au heads up face à Churchill

Son dernier vice-président, Harry Truman, est en poste depuis moins de trois mois quand son mentor tire sa révérence. En ce 29 mars, il vient de quitter le Sénat et s'apprête à rejoindre le président de la Chambre des Représentants pour boire un verre entre confrères... et selon certaines sources disputer une partie de poker. Les réjouissances seront finalement remises à plus tard : un message urgent lui intime de se rendre à la Maison Blanche. Une fois sur place, Madame Roosevelt l'informe du trépas de son mari.
Peu après et conformément à l'usage, l'ancien sénateur du Missouri prête serment pour devenir le nouveau joueur de poker de la Maison Blanche. Des historiens rapportent que c'est une guerre mondiale plus tôt, lors de parties entre soldats, qu'il a appris les rudiments du jeu. Cette expérience l'a marqué : il ne cessera jamais de jouer par la suite. Pas même — fait rare — durant son mandat de président.
Comme pour Roosevelt, les anecdotes ne manquent pas. Une première s'attarde sur une partie disputée à bord du U.S.S. Augusta, en présence de journalistes et quelques jours seulement avant le lancement de la bombe atomique sur Hiroshima puis Nagasaki. Beaucoup y verront une futilité malvenue à l'aube de l'une des dates les plus tragiques de l'Histoire. D'autres, plus conciliants, considèreront ces parties comme un simple moyen d'évacuer la pression.
Grand admirateur de Roosevelt, avec lequel il entretenait depuis plusieurs années une correspondance régulière, Winston Churchill apprend lui aussi à découvrir Truman dans ce contexte de fin de conflit et de préparation de l'après. Au fil des mois, les deux hommes tissent des liens autour de leurs choix stratégiques mais aussi d'un même appétit pour le jeu. On raconte qu'ils se retrouvent occasionnellement autour d'une même table de poker. Ce sera le cas pour la dernière fois, en mars 1946, quand Sir Winston se rendra en ami dans le Missouri pour délivrer devant une assemblée de 40 000 personnes l'un des plus fameux discours d'après-guerre. Plutôt que de gagner séparément le Midwest, l'ancien premier ministre britannique et son hôte partagent le même wagon. Que font alors les deux personnages les plus puissants de leur époque pour tuer le temps ? Eh oui : ils disputent une partie de poker !
Aussi fantasque à la table que rigoureux à la ville, Harry Truman était décrit comme un joueur friand de vrais "coups de poker". Comme tout amateur qui se respecte, il en disputait un maximum et privilégiait le divertissement et l'aspect social du jeu à d'éventuels gains financiers. Autre illustration de sa passion sincère : il conservait précieusement une collection de jetons customisés aux couleurs de sa présidence.
70 ans plus tard, en 2016, deux artisans de l'Iowa lui rendront hommage en confectionnant la réplique exacte de la table de poker en acajou qui trônait au milieu de son yacht présidentiel. Harry Truman y organisait régulièrement une partie de 7 Card Stud à 500 $ de buy-in. Un rake y était prélevé afin d'alimenter une cagnotte de consolation des perdants. Peut-être le mécanisme de redistribution le plus socialiste de toute l'histoire américaine.
Dwight Eisenhower, un militaire qui aimait le poker
En 1948, Harry Truman avait proposé à Dwight Eisenhower d'être son colistier sous l'étiquette démocrate. Sans succès. Pire, quatre plus tard son protégé se laisse convaincre d'être le porte-étendard du camp adverse. Une divergence de vues parmi d'autres pour ces deux hommes qui s'opposent farouchement sur des sujets comme la Corée ou le communisme.
Quelques atomes crochus subsistent tout de même, et en particulier ce plaisir à disputer une partie de poker de temps en temps. L'homme fort de l'opération Overlord joue au poker depuis son plus jeune âge. À huit ans, il croise ainsi la route d'un dénommé Bob Davis qui va le prendre sous son aile jusqu'à la fin de son adolescence. L'homme n'est ni un mathématicien ni un professeur, mais un montagnard analphabète du Kansas. Dans son livre At Ease : Stories I tell to Friends, le président écrira plus tard : "C'était mon héros. Il était depuis longtemps un voyageur, un pêcheur, un chasseur et un guide. C'était aussi un célibataire, un philosophe, et pour moi un mentor. Il m'a notamment appris les rudiments du poker".
Dans son ouvrage Eisenhower Between the Wars : The Making of a General and Statesman, l'ancien officier de l'armée américaine Matthew Holland appuie cette anecdote : "Bien qu'analphabète, Davis était une sorte de génie des mathématiques. Selon Eisenhower lui-même, il connaissait mieux que quiconque les pourcentages au poker. Il lui a appris que le poker était un jeu de logique. Quand il partaient à la pêche ou à la chasse, Bob lui faisait travailler les pourcentages nuit après nuit autour d'un feu de camp". Un coach comme on n'en fait plus, plus proche de Crocodile Dundee que de Fedor Holz.
Les leçons ne seront pas vaines. Une fois dans l'armée, Ike complète avantageusement son salaire lors de parties entre soldats. "Il a rapidement constaté que la plupart des autres officiers ne connaissaient rien aux probabilités", poursuit Matthew Holland. "En ne laissant guider froidement que par les pourcentages, il est devenu un gagnant régulier".
En 1919, Eisenhower est envoyé dans le Maryland au côté d'un George Patton qui n'est pas encore général. Chacun y commande un corps de char d'assaut. D'un côté un fils de bonne famille qui ne jure que par l'offensive, de l'autre un prolo du Kansas qui fait preuve de mesure et de nuance. Le jour, ils se tirent la bourre avec opiniâtreté sur les vastes terrains de Camp Meade, faisant valoir des stratégies résolument différentes. Et le soir venu, deux fois par semaine, ils se retrouvent pour jouer au poker autour d'une bouteille de whisky, au milieu d'autres experts en stratégie militaire.
Ces parties de poker, Eisenhower les laisse finalement derrière lui dès 1920 pour leur préférer le bridge. Avec le même talent, assurent ses biographes sans s'accorder sur les motifs de ce virage. Beaucoup y voient la manifestation d'un certain sens de l'honneur : trop doué pour l'époque, Ike aurait trouvé immoral de continuer à tirer avantage des erreurs de ses adversaires. Une théorie appuyée par une anecdote que ses alliés politiques et admirateurs vont longtemps faire vivre : au lendemain d'une partie qui aurait mal tourné pour l'un de ses soldats, Eisenhower en aurait organisé une nouvelle, truquée, avec pour seul but de le renflouer. Et si la meilleure propagande, c'était tout simplement celle que l'on choisit de croire sans se soucier de sa véracité...
Richard Nixon, requin parmi les requins
Quand en 1961 vient enfin le temps de passer la main, Ike apporte son soutien à celui qui assure depuis huit ans sa vice-présidence : Richard Nixon. Mais au terme d'une campagne parfois mal négociée, c'est Kennedy qui l'emporte d'un cheveu. Une très courte tête (0,2 % des voix) qui repousse aux calendes grecques l'avènement de Nixon.
Huit ans plus tard toutefois, alors que le camp démocrate reste empêtré dans une guerre du Vietnam qui s'éternise, celui-ci sent la roue tourner et orchestre avec brio les conditions de son retour au premier plan. Certains rebondissements fortuits lui facilitent la tâche : le retrait de la course du président Johnson, après une primaire désastreuse dans le New Hampshire ; et surtout l'assassinat de Robert Kennedy, jusqu'alors grand favori dans les rangs démocrates.
Le 20 janvier 1969, le plus joueur des présidents américains prête serment sur la Bible. Nixon est un grand passionné de poker bien sûr, mais son histoire se distingue de celles de ses prédécesseurs par l'importance que les cartes ont pu prendre dans son parcours. S'il n'avait pas joué au poker durant sa carrière militaire, le Quaker californien n'aurait sans doute pas connu pareil destin. Et s'il n'avait pas développé certaines facultés cartes en main, son approche de certains événements ou rapports de force politiques en aurait probablement été affectée. Le principal intéressé en a lui-même convenu, en 1983, lors de sa célèbre série d'interviews avec le journaliste Frank Gannon.
L'histoire commence avec Pearl Harbor, ou plus exactement huit mois après l'attaque surprise de l'aéronavale japonaise. Juriste diplômé de la Duke University, Nixon rejoint la Navy en tant que lieutenant-commandant. En service sur un navire de ravitaillement dans le sud-ouest du Pacifique, au large des Îles Salomon, il ne verra pourtant jamais l'ombre d'une bataille ou d'une passe d'armes. En revanche, le poker lui offrira la possibilité d'occuper son temps. Et du temps, le trentenaire en a à revendre. Des années plus tard, il confiera à des journalistes : "Le stress causé par la guerre et l'oppressante monotonie de mon quotidien avaient fait du poker un divertissement irrésistible. Je trouvais ça aussi instructif que divertissant et profitable".
C'est son ami officier James Stewart qui, le premier, lui parle de 5-Card Stud : "Il était curieux sur la stratégie à adopter. Je lui ai dit que s'il ne pensait pas avoir la meilleure main, le mieux était de ne pas la jouer du tout. Et puis j'ai ajouté que ça nécessitait de coucher trois ou quatre mains sur cinq, et que moi je n'en étais pas capable". Mais contrairement à Stewart, Nixon est un jeune homme patient. Il écoute religieusement les conseils de son ami et, piqué par le démon du jeu, les applique au pied de la lettre : "À ma grande surprise, il a fait tout ce que je lui ai dit. Et il a gagné bien plus que ce que lui-même aurait pu imaginer".
Joueur discipliné, Nixon se forge un style serré et small ball qui fait merveille auprès de ses compagnons. Et quand les cartes lui sont moins favorables, il fait preuve d'un soupçon d'opportunisme et tire avantage de la consommation d'alcool de ses comparses. Nuit après nuit, il enregistre de petits bénéfices. Tantôt 30 $, tantôt 60... Jamais le plus gros gain de la soirée, mais presque systématiquement un petit pécule indique son vieil ami Lester Wroble : "Nick ne perdait jamais. Sans être toujours le grand vainqueur, il finissait souvent parmi les gagnants. Quelques dizaines de dollars ça n'avait pas l'air de grand chose, mais il multipliait ça jour après jour".
Il faut dire que contrairement aux autres membres de la tablée, sa motivation passe davantage par le profit que par le seul plaisir. "Il a fini par envoyer un joli magot en Californie", commente Stewart. "Je ne sais pas combien exactement, mais quelque chose comme 6 000 ou 7 000 $". D'autres sources évoquent des gains de 3 000 à 10 000 $ sur une période de deux ans dans la Navy. Des sommes qui peuvent prêter à sourire, mais qui pour l'époque s'avèrent conséquentes. Le 4 juillet 1943, alors que son grade d'officier lui assure un revenu de 150 $ par mois, il écrit dans une lettre adressée à son épouse : "Tu m'as demandé combien des 675 $ venaient du poker. Tout en réalité. À ce jour j'ai gagné plus de 1 000 $".
Quel était le réel niveau de jeu du futur président ? Plusieurs documents compilés par la Nixon Foundation apportent un début de réponse, même si les avis divergent. Un ami de l'époque, le lieutenant James Udall, appartient à la catégorie des admirateurs : "Nick était un bon joueur de poker. Peut-être le meilleur que nous ayions vu à l'époque. Il jouait avec prudence mais n'hésitait pas à prendre quelques risques quand c'était nécessaire. Je me souviens l'avoir vu bluffer un autre officier avec une paire de deux pour un montant de 1 500 $". Un avis plus tard contrebalancé par Tip O'Neill, l'un de ses adversaires de jeu dans les années 50 : "Il se voyait comme un excellent joueur, mais il parlait trop et ne jouait pas toujours de manière adaptée à ses cartes. Et surtout, il savait utiliser son rang plus élevé à son avantage à la table".
Quoiqu'il en soit, il est durant la guerre hors de question de plaisanter avec la partie de poker rituelle ! Et quand en avril 1944, Nixon assiste au milieu de milliers de soldats à l'atterrissage de Charles Lindbergh, venu booster le moral des troupes, son esprit est ailleurs. Ses pensées ne vont pas, comme celles de ses amis, vers la superbe infirmière qui accompagne l'aviateur. Non, Nixon a déjà la tête tournée vers la partie du soir. Quelques officiers triés sur le volet vont bien se voir proposer de prendre leur repas en compagnie de Lindbergh, mais lui déclinera poliment l'invitation : "Refuser l'opportunité de rencontrer Lindbergh à cause d'un jeu de cartes, ça peut sembler incroyable. Mais la vérité c'est que nos parties représentaient bien plus qu'un passe-temps. On les prenait très au sérieux".
À son retour aux États-Unis, Nixon joue moins souvent mais garde le poker comme passion. Surtout — et c'est entre autres ce qui le démarque des autres présidents — il va mettre à profit les gains accumulés durant la guerre pour placer sa carrière politique sur de bons rails. "Le poker a donné à Nixon les moyens financiers de lancer sa carrière", confirme son biographe Stephen Ambrose. De fait, sa première campagne électorale en Californie est en bonne partie financée par les profits du jeu. Et l'investissement porte ses fruits : en 1946, il bat le démocrate Jerry Voorhis et entre au Congrès. La première étape de son long chemin vers la Maison Blanche, car le jeune loup a les dents longues et voit déjà plus loin.
Quand 23 ans plus tard, Nixon se verra enfin confier les rênes du pays, son avènement perpétuera une lignée de quarante années dont le mandat de Kennedy aura représenté la seule parenthèse (plusieurs témoignages font en effet état de l'intérêt occasionnel de Lyndon Johnson pour le poker). Officiellement, il ne jouera plus du tout une fois endossé le costume de président. Officieusement, sa passion perdurera et donnera lieu à des parties ponctuelles avec des membres du Congrès.
Mais surtout, il mettra régulièrement à profit son expérience de joueur dans ses rapports avec d'autres dirigeants. "Le poker lui a donné certaines leçons qui, par la suite, se sont avérées précieuses et parfois déterminantes dans son parcours", commente son biographe. "Il a appris à prendre la mesure de ses adversaires, à choisir le bon moment pour frapper, à simuler des faiblesses pour engendrer la bonne réaction, à jeter l'éponge au bon moment...".
Dans quelques interviews, le principal intéressé va même jusqu'à mettre en parallèle le poker et la politique : "Le poker peut aider. Les Russes, eux, sont plutôt des joueurs d'échecs. Je n'ai jamais rien compris aux échecs. C'est un jeu qui est beaucoup plus complexe. Mais pas mal de trucs que vous faites à une table de poker peuvent s'avérer utiles en politique, et encore plus utiles en diplomatie. L'un des problèmes qu'on rencontre souvent dans les relations diplomatiques, en particulier dans les rapports avec les autres grands dirigeants, c'est la tendance très marquée des politiciens américains à tout mettre sur la table. Ils ne savent pas quand bluffer, quand suivre, et par dessus tout quand se montrer imprévisibles. L'imprévisibilité est pourtant la plus grande arme que le dirigeant d'un pays puissant doit avoir à son arsenal. Si on peut lire en lui comme dans un livre ouvert, alors il perd une grande partie de son pouvoir".
Sept ans avant son arrivée au pouvoir, en pleine crise des missiles de Cuba, Nixon s'était déjà fendu d'une déclaration mémorable à propos du leader de l'empire soviétique : "Il n'y a aucun doute, Khrouchtchev aurait fait un joueur de poker fantastique". Face aux grands de ce monde, par quelles attitudes se traduisait cependant son expérience de joueur ? De son propre aveu, le président s'efforçait par exemple, lors de négociations avec les dirigeants russes ou chinois, de réguler sa respiration et d'adopter une vraie poker face : "Quand un homme a traversé une crise, même mineure, il apprend à ne pas s'inquiéter lorsque ses muscles se raidissent, quand sa respiration accélère, quand son estomac se noue... Il identifie ces symptômes comme des signes naturels de la préparation de son organisme pour la bataille". Cette déclaration trouve un complément dans ses mémoires : "J'ai appris au poker que ceux qui détiennent de bonnes cartes parlent généralement moins et de manière moins audible, alors que ceux qui bluffent parlent à la fois davantage et plus fort".
Au-delà de ces petites astuces et artifices, Richard Nixon était connu pour être un fin négociateur. Il abordait généralement les pourparlers en retrait, histoire de prendre le temps d'étudier ses interlocuteurs. Et lorsqu'il entrait enfin dans la danse, Nick prenait souvent le contrôle pour de bon. À l'image de certains joueurs qui veulent remporter tous les pots, il se refusait à laisser filer la moindre négociation, le moindre débat, la moindre passe d'armes politique. D'aucuns voient d'ailleurs dans sa soif permanente de victoire l'un des traits de caractère qui, en 1974, l'ont conduit à sa perte. Et à se figer, aux yeux de l'Histoire, comme l'homme du Watergate plutôt que comme le Phil Ivey du Bureau ovale.
Barack Obama, le poker discret

Après 1974, le filon des présidents américains férus de poker se tarit. Mais quand bien même Gerald Ford ou Jimmy Carter auraient été joueurs, pas sûr qu'il aurait été bienvenu de l'avouer après le fiasco de l'administration Nixon. Une tendance encore renforcée sous Reagan, avec le retour d'une forme de puritanisme.
Il faut attendre 2007 et la course à l'investiture démocrate pour voir un candidat se risquer à prononcer le mot poker publiquement. Interrogé par un journaliste à propos d'un éventuel talent caché, Barack Obama met les pieds dans le plat : "Je suis un très bon joueur de poker". Jeune sénateur de l'Illinois, le futur président participait en effet souvent à des parties de stud ou de draw entre élus. Quelques centaines de dollars tout au plus passaient alors de main en main.
Terry Link, le sénateur qui organisait cette partie hebdomadaire entre 1997 et 2004, se remémore "un joueur très prudent qui ne jetait pas son argent par les fenêtres, mais qui jouait les probabilités". "Ce n'était pas un bluffeur", renchérit un autre de ses partenaires de jeu. "Quand il misait, vous pouviez être sûr qu'il détenait une bonne main".
Chaque mercredi, le gotha de l'Illinois frappait à la porte de Terry Link avant de poser une question en guise de mot de passe : "Est-ce qu'il y a une réunion de la commission ce soir ?". Une fois invité à entrer, vous étiez guidé vers un sous-sol entièrement réaménagé où deux tables de poker attendaient sans ostracisme Républicains comme Démocrates, et où des pizzas étaient livrées pour accompagner bières et whisky.
Interrogé en 2008 dans le podcast All Things Considered, l'auteur de Positively Fifth Street James McManus replace néanmoins ce rendez-vous hebdomadaire dans le contexte plus global d'une ascension politique : "Il y avait des Républicains du sud de l'État, des élus de la circonscription de Chicago, des lobbyistes occasionnels, des politiciens ordinaires... Barack n'était pas le plus à l'aise dans cet exercice. Ces parties de poker lui permettaient surtout de briser la glace. Il ne s'agissait pas de gagner de l'argent, ni de conclure des accords politiques. C'était l'occasion de rencontrer des gens, des personnes qu'il lui serait utile de connaître".
Une fois embarqué dans la campagne présidentielle, Barack Obama a quitté les parties de Springfield sans se retourner. Et durant ses deux mandats, il n'a plus jamais évoqué publiquement son goût pour les cartes. L'ancien président garde néanmoins près de lui, précieusement, quelques babioles récupérées au fil de son parcours et qui l'accompagnent durant tous ses déplacements : une petite statuette hindou, une croix, un chapelet offert par le pape François, une figurine de Bouddha transmise par un moine et... un jeton de poker porte-bonheur. Pas celui de Nixon, d'Eisenhower ou même de Roosevelt. Non, juste celui d'un motard moustachu aux tatouages évocateurs, croisé en 2007 dans l'Iowa.
Une façon comme une autre de rappeler que le poker est universel. Depuis les arrière-salles de bars mal famés jusqu'à la moquette tape-à-l'œil des anciens casinos de Donald Trump. Depuis les chambrées étudiantes de l'Arkansas jusqu'aux bases militaires d'Hawaii ou de l'Alaska. Et même, paraît-il, jusqu'à la Maison Blanche.