Il y a un mois, le journaliste britannique Kit Chellel publiait sur Bloomberg un passionnant article intitulé The Gambler Who Beat Roulette. Si sa lecture en version originale est chaudement recommandée, nous en proposons aujourd'hui une traduction française à l'attention de tous ceux qui ne seraient pas très à l'aise en anglais. Enjoy !
Pendant des décennies, les casinos ont observé d'un œil amusé les mathématiciens et physiciens qui élaboraient des systèmes complexes pour battre la maison. Et puis un beau jour, la stratégie gagnante d'un Croate sans prétention a changé le cours de la partie pour toujours.
Un soir de printemps. Deux hommes et une femme entrent dans le casino Ritz Club, un établissement haut de gamme de l'ouest de Londres. Dans une arrière-salle, des agents de sécurité observent leur entrée sur une vidéo de surveillance un brin pixellisée. Tandis que le trio passe devant de hautes arches dorées et des peintures à l'huile, les employés du casino les saluent avec révérence.
L'équipe de sécurité accorde davantage d'attention l'un des trois, identifié comme leur chef. Niko Tosa, un Croate aux lunettes sans monture, scrute la salle de jeu, attentif comme un faucon. Il a déjà visité le Ritz une demi-douzaine de fois au cours des deux semaines précédentes, stupéfiant le personnel par son talent à la roulette et repartant à chaque fois avec plusieurs milliers de livres. Personne n'a la moindre idée de la façon dont Tosa s'y prend. Le casino a bien procédé à l'inspection d'une roue sur laquelle il a joué, guettant le moindre signe de falsification, mais sans aucun résultat probant. Quelques années plus tard, le directeur d'un autre établissement n'hésitera pas à qualifier Tosa de joueur le plus performant qu'il lui ait été donné de croiser.
Ce soir-là, le 15 mars 2004, le chétif Croate semble chercher quelque chose. Après quelques minutes, il s'installe à une table de roulette dans la salle Carmen, à l'écart de la zone de jeu principale. Il est entouré de ses compagnons : un homme d'affaires serbe aux cernes profondes et une Hongroise blonde comme une Karmeliet. À l'autre bout de la table, la roue tourne silencieusement, éclairée par un lustre doré. Le trio achète des jetons et commence à jouer.
Le Ritz était alors typique des grands casinos londoniens : il était réservé à une élite et attirait un mélange éclectique d'argent ancien, d'argent nouveau et d'argent acquis de manière douteuse. Les membres de la famille royale britannique faisaient partie des habitués, tout comme les héritières saoudiennes, les magnats des fonds spéculatifs et l'acteur Johnny Depp. L'histoire raconte qu'un diplomate grec mâchonnant des cigares était tellement passionné par le jeu qu'il refusait de quitter son siège pour aller aux toilettes, préférant uriner dans une cruche.
Mais la façon dont Tosa et ses amis jouaient à la roulette était étrange, même pour le Ritz. Ils attendaient six ou sept secondes après le lancement de la bille, lorsque son rythme commençait à ralentir, puis ils bondissaient en avant pour placer leurs jetons avant que les paris ne soient arrêtés, couvrant jusqu'à quinze numéros à la fois. Ils se déplaçaient si rapidement et si harmonieusement que c'était "comme si quelqu'un avait tiré un coup de feu de départ", déclarerait plus tard un directeur adjoint aux enquêteurs.
La roue était un modèle européen standard : 37 cases rouges et noires numérotées dans une séquence apparemment aléatoire - 32, 15, 19, 4 et ainsi de suite - avec un seul 0 vert. L'équipe de Tosa choisissait toutefois exclusivement des mises spéciales couvrant des segments de la roue. Les parieurs pouvaient ainsi choisir des sections correspondant par exemple au tiers de la roue. Tosa et ses partenaires privilégiaient des paris sur des cases voisines, lesquels consistaient à sélectionner un numéro puis les deux autres de chaque côté, soit cinq poches en tout.
Au-delà de la méthode, c'est son taux de réussite qui interrogeait. L'équipe de Tosa n'obtenait pas le bon numéro à chaque tour, mais elle gagnait souvent et sur la base de séries défiant toute logique : huit à la suite, ou 10, ou 13. Même avec une douzaine de jetons sur la table, pour un coût total de 1 200 livres sterling (environ 2 200 dollars à l'époque), le rapport de 35:1 signifiait qu'ils pouvaient plus que doubler leur argent.
Le personnel de sécurité observait nerveusement leurs piles de jetons qui ne cessaient d'augmenter. Tosa et le Serbe, qui avaient passé le plus de temps à jouer tandis que leur compagne commandait des boissons, avaient débuté avec respectivement 30 000 et 60 000 livres de jetons. En peu de temps, ils avaient tous les deux dépassé les six chiffres. Ils commençaient désormais à augmenter leurs mises, risquant jusqu'à 15 000 livres sur un seul tour.
C'était comme s'ils pouvaient voir l'avenir. Qu'ils gagnent ou qu'ils perdent, ils ne réagissaient pas, mais continuaient simplement à jouer. À un moment donné, le Serbe a jeté 10 000 livres sterling en jetons et a observé amorphe la balle rebondir dans les poches numérotées. Il n'accordait pas la moindre attention à l'immobilisation de la bille sur une case perdante et marchait déjà en direction du bar.
Le jeu était conçu pour être aléatoire. Un pur chaos bâti sur un mouvement circulaire. L'équipe de sécurité du Ritz en avait vu d'autres. Des clients gagnaient régulièrement plusieurs millions de livres au cours d'une soirée et repartaient avec des sacs remplis d'argent. Ce n'était donc pas tant la somme en jeu qui les inquiétait, mais bien la façon dont ces trois-là s'y prenaient. Avec constance et sur des centaines de tours.
"Il est pratiquement impossible de prédire le numéro qui sortira", a écrit un jour Stephen Hawking à propos de la roulette. "Sinon, les physiciens feraient fortune dans les casinos". Mais malgré cela, les joueurs ont au fil du temps mis au point de nombreux systèmes mathématiques pour le battre - le Grind d'Oscar, le D'Alembert. Il existe aussi des systèmes simples, comme par exemple miser sur le noir et doubler chaque perte jusqu'à ce que l'on gagne. Mais si les propriétaires de casinos sont les premiers à adorer ces stratégies, c'est bien parce qu'elles ne fonctionnent pas. La présence de la poche verte 0 (avec une poche 00 supplémentaire sur les roues américaines) signifie que même les paris les plus élevés, sur le rouge ou le noir par exemple, ont un peu moins de 50 % de chances de réussir. Tout le monde finit donc par perdre.
Sauf Niko Tosa et ses amis. Lorsque le Croate a quitté le casino au petit matin du 16 mars, il avait transformé 30 000 livres de jetons en un chèque de 310 000 livres. Son partenaire serbe avait lui fait encore mieux, gagnant 684 000 livres sur ses 60 000 initiales. Il a demandé un demi-million en deux chèques et le reste en liquide. Cela portait les gains du groupe, en y incluant ceux des sessions précédentes, à environ 1,3 million de livres. Et Tosa n'en avait pas fini. Il prévenait déjà les employés du casino qu'il serait de retour le lendemain.
Une semaine plus tard, alors que les événements du Ritz avaient été relatés dans un gros dossier par le personnel du casino, les ingénieurs de la roulette, la police et les avocats, la presse britannique a eu vent de l'épopée de Tosa. Le Mirror a été le premier à rapporter qu'un gang non identifié avait frappé le casino avec une "arnaque au laser", associant un dispositif caché dans un téléphone portable à un micro-ordinateur pour réaliser l'impossible.
C'était une théorie tout ce qu'il y a de plus valable. Mais les observateurs les plus attentifs n'en étaient pas si sûrs. Près de vingt ans plus tard, l'affaire resterait d'ailleurs un mystère, même pour les initiés. "Ce dossier nous empêche encore de dormir", confesserait par exemple un cadre du secteur des jeux de hasard lors des premiers entretiens de cette enquête.
Car oui, j'ai passé six mois à enquêter sur le monde clandestin des joueurs de roulette professionnels pour découvrir qui était vraiment Tosa et comment il avait déjoué le système. Cette recherche m'a plongé au cœur d'une guerre secrète entre ceux qui gagnent leur vie en pariant sur la roulette et ceux qui tentent de les en empêcher. Elle m'a finalement conduit à une rencontre avec Tosa lui-même. Et ce que je peux affirmer aujourd'hui, c'est que la presse britannique s'est trompée dans les grandes largeurs à l'époque : il n'y avait pas de laser. Les journaux avaient néanmoins raison sur un point : il était bien possible de battre la roulette.
"Une équation pouvait donner un sens à tout cela."
John Wootten venait de terminer sa première journée en tant que chef de la sécurité du Ritz quand un collègue l'a appelé pour lui signaler une activité inhabituelle aux tables de roulette. Il se trouvait dans un pub du West End, en train de boire une bière avec des amis pour fêter son nouvel emploi. "Nous perdons rapidement de l'argent", lui dit la voix à l'autre bout du fil. "Obtenez les noms de ces joueurs et rappelez moi", répondit Wootten.
Wootten avait un passé de soldat au sein des Grenadier Guards, cette unité dont les manteaux rouges peuvent être aperçus dans la garde du palais de Buckingham. Il avait aussi tenu un pub punk rock avant de se lancer dans l'aventure des casinos. Après cet appel, il ne faisait guère de doute à ses yeux qu'il devait s'attendre à des ennuis. Le personnel du casino n'appelait jamais si tard sans une raison valable.
La nouvelle est tombée alors qu'il terminait sa pinte. L'un des joueurs était Niko Tosa. Les autres étaient Nenad Marjanovic - originaire de Serbie bien qu'il utilisait un vieux passeport yougoslave - et Livia Pilisi, originaire de Hongrie. Wootten n'avait jamais entendu parler d'eux, mais il se précipita tout de même au Ritz pour faire leur connaissance. À son arrivée, le mystérieux trio avait néanmoins disparu.
Le lendemain, Wootten arriva particulièrement tôt, bien décidé à mener l'enquête. Il ne trouva toutefois aucun signe évident de manipulation de la roulette ou de la table. En regardant les images de la télévision en circuit fermé, il remarqua simplement que Tosa et Marjanovic se levaient pour placer leurs paris quelques secondes après chaque tour. Ils devaient utiliser une sorte d'ordinateur, pensa-t-il.
Quelques années auparavant, Wootten avait déjà tenté de convaincre les grands acteurs du secteur de la menace que représentaient ces minuscules appareils informatiques de plus en plus puissants, capables de réaliser des prouesses dont les humains ne pouvaient que rêver. Son discours n'avait suscité que des railleries. Il n'avait d'ailleurs pas manqué de remarquer les moqueries alors qu'il quittait la scène. Cet épisode l'avait convaincu d'investir d'autant plus d'énergie par la suite pour apprendre tout ce qu'il pouvait sur le sujet.
L'assistance informatique est apparue autour de la roulette dans les années 1960, sous l'impulsion d'universitaires rebelles de l'élite américaine. Si des scientifiques armés de microprocesseurs pouvaient prédire le mouvement des étoiles et des planètes, pourquoi pas celui de la roulette ? Après tout, ce n'est qu'une question de physique. Edward Thorp, mathématicien américain et pionnier du jeu, fut l'auteur de la première tentative sérieuse, au côté du professeur du MIT Claude Shannon, parfois présenté comme l'inventeur de la théorie de l'information. De leur point de vue, la roulette n'était pas totalement aléatoire. Il s'agissait ni plus ni moins d'un objet sphérique parcourant une trajectoire circulaire, et donc soumis aux effets de la gravité, de la friction, de la résistance de l'air et de la force centripète. Une équation pouvait donner un sens à tout cela.
La modélisation s'est cependant compliquée avec le mouvement de la balle du bord extérieur vers le centre, et en particulier ses ricochets sur les lamelles métalliques et les séparateurs de poche numérotés - une deuxième phase chaotique qui, selon le consensus scientifique, brouillait toute prédiction. Thorp et Shannon ont cependant découvert qu'en chronométrant la vitesse de la balle et de sa rotation, ils pouvaient calculer sa destination la plus probable. Il y avait des erreurs bien sûr, mais Thorp était ravi de constater que leurs prédictions n'échouaient le plus souvent que de quelques poches.
Pour mettre au point leur équation, les deux mathématiciens ont construit et programmé une sorte d'ancêtre de l'ordinateur portable : un gadget de la taille d'une boîte d'allumettes, relié à un interrupteur de synchronisation caché dans une chaussure. Une fois l'appareil calibré pour qu'il s'adapter à la dynamique d'une roue spécifique, il suffisait à Thorp de taper deux fois du pied pour obtenir des relevés de vitesse. Le système a fait ses preuves en laboratoire, mais le câblage des années soixante s'est avéré défaillant lors de chacun des essais en conditions réelles.
Dix ans plus tard, J. Doyne Farmer, un étudiant en physique à l'université de Californie à Santa Cruz, s'est à son tour mis en tête de relever le défi. Farmer rêvait de créer une communauté d'inventeurs hippies financée par les bénéfices des jeux d'argent. Lui et ses partenaires ont baptisé leur entreprise Eudaemonic Enterprises, référence au terme choisi par Aristote pour désigner la sensation de plénitude d'une vie réussie.
Comme Thorp avant lui, Farmer a découvert que la roulette était plus prévisible qu'on ne l'imaginait, mais aussi qu'il était presque impossible d'appliquer des théories scientifiques dans la sueur et le bruit d'un vrai casino. Son appareil utilisait un buzzer caché qui indiquait au porteur dans laquelle des huit sections la bille était susceptible de se loger. Lors des essais sur le terrain dans les casinos de Lake Tahoe et de Las Vegas, l'ordinateur s'est cependant court-circuité ou a surchauffé, provoquant des décharges électriques ou des brûlures sur la peau de son porteur. Les Eudaemons ont perdu plusieurs années et des milliers de dollars avant d'abandonner le projet au début des années 1980. L'un d'entre eux a par la suite publié un livre sur leurs aventures, intitulé The Eudaemonic Pie. La conclusion de l'ouvrage ? L'eudaemonia n'était pas un but à atteindre mais un voyage.
Wootten avait lu The Eudaemonic Pie et savait à quel point les ordinateurs avaient progressé depuis sa publication. En examinant la méthode de Tosa le lendemain de sa razzia au Ritz, il conclut que les six secondes de réflexion avant les paris étaient suffisantes pour anticiper la suite des mouvements de la bille, et ainsi permettre à un ordinateur d'établir une prévision. Il décida alors d'appeler la police.
Ce soir-là, Tosa, Marjanovic et Pilisi retournèrent au Ritz à 22h comme promis. Mais cette fois ci, ils furent conduits dans une salle privée où les attendait une équipe de la police métropolitaine de Londres. Un officier les informa alors poliment qu'ils étaient en état d'arrestation pour "tromperie". Ils furent emmenés dans un commissariat proche. Juste avant leur départ, Wootten demanda discrètement aux policiers de vérifier si leurs chaussures et leurs vêtements contenaient des dispositifs cachés.
Tosa et ses compagnons réagirent à leur arrestation avec le même calme surréaliste qui était le leur devant la roulette. Au commissariat, ils furent interrogés séparément avec l'assistance d'un interprète. Tosa refusa tout simplement de répondre aux questions. Marjanovic se montra lui un peu plus loquace, mais tout aussi déconcertant. Il affirma être un joueur professionnel tellement doué à la roulette qu'il gagnait 70 % du temps. À ses yeux, seule l'"autodiscipline" limitait ses gains. Comme Tosa, il nia en revanche utiliser un quelconque dispositif informatique.
Pilisi, qui semblait entretenir une relation amoureuse avec Marjanovic, resta vague sur l'origine de ses rapports avec Tosa. Elle déclara par ailleurs ne pas savoir grand-chose des habitudes de jeu de son partenaire. Un inspecteur lui mit sous le nez des images de vidéosurveillance montrant Marjanovic en train de jouer au Ritz. "C'est votre petit ami qui gagne un demi-million de livres. C'est comme gagner à la loterie. Pourtant vous ne montrez aucune émotion". Pilisi se contenta d'hausser les épaules en répondant "Et alors ?".
La police avait saisi quatre téléphones portables et un appareil de type PalmPilot, tous emportés pour subir des analyses. En fouillant les chambres d'hôtel du groupe, les policiers trouvèrent aussi plusieurs centaines de milliers de livres ainsi qu'une liste de casinos marqués de symboles. L'inspecteur fit savoir à Wootten que compte tenu des sommes en jeu, la division du blanchiment de la police métropolitaine prendrait le relais. En attendant, la police autorisait néanmoins le Ritz à suspendre ses paiements à Tosa et Marjanovic.
Plus tard dans la soirée, alors qu'ils étaient en liberté sous caution, Tosa, Marjanovic et Pilisi passèrent devant le casino et eurent une brève conversation avec un portier. Ce dernier la rapporta ensuite à ses supérieurs. Le propos était simple : les propriétaires du Ritz étaient de mauvaises personnes qui cherchaient une excuse pour ne pas payer. Lui et ses compagnons allaient donc intenter un procès pour récupérer leur argent.
"Leur avocat proposa que la police assiste à une démonstration."
Environ six mois plus tard, une Mercedes-Benz avec chauffeur s'arrêta devant le casino Colony Club, non loin du Ritz, et y déposa deux hommes qui déclaraient être en mesure de prouver qu'il était possible de gagner à la roulette sans tricher.
L'enquête de la police était au point mort. Malgré de nombreuses recherches, ils n'avaient trouvé ni oreillette, ni câble, ni minuteur. Les informaticiens de la police possédaient certes des preuves que des données avaient été effacées sur les téléphones portables saisis – un élément suspect selon certains - mais aucune trace en revanche d'un logiciel permettant de tricher à la roulette.
Tosa et les autres suspects s'étaient adjoint les services d'un avocat et refusaient de répondre à d'autres questions. Leur conseil proposa que la police assiste plutôt à une démonstration montrant comment un joueur pouvait gagner à la roulette sans frauder. Un cadre du Colony Club accepta d'accueillir l'événement et invita les chefs de la sécurité de tout le secteur des jeux d'argent du West End.
Tosa refusa de participer. À sa place, l'avocat proposa un Croate au visage sinistre, Ratomir Jovanovic, pour assurer la démonstration au côté de son partenaire de jeu libanais, Youssef Fadel. Les deux hommes avaient gagné environ 380 000 livres à la roulette dans divers établissements londoniens. Ils utilisaient le même type de mise tardive que Tosa. La police soupçonnait déjà, sans pouvoir le prouver, que Jovanovic faisait partie d'un syndicat de jeu dirigé par Tosa. La présence de Jovanovic lors de cette démonstration semblait confirmer leur théorie.
Lorsque Jovanovic et Fadel sont arrivés au Colony Club, ils furent conduits dans une salle de roulette privée où ils retrouvèrent non seulement la police, comme ils s'y attendaient, mais aussi une demi-douzaine de responsables de la sécurité du casino. La plupart étaient d'anciens soldats comme Wootten. Certains avaient des cicatrices, d'autres des articulations déformées. Tous avaient en tout cas l'air hostiles. Le sourire de Fadel disparut. Jovanovic tenta de rebrousser chemin, mais l'un des gars du casino ferma la porte derrière lui d'un coup de talon.
Wootten observa, curieux, Jovanovic prendre place sur l'un des sièges de cuir de la table de roulette. La méthode du Croate était en tout point semblable à celle de Tosa au Ritz : la pause, la mise, l'étalement des jetons... Comme Tosa, il utilisait la zone réservée aux mises rapides sur les segments de la roue, où il pouvait couvrir cinq poches adjacentes avec un seul jeton.
Les résultats de Jovanovic différaient néanmoins sensiblement de ceux de Tosa. Il ne gagna strictement rien pendant les premiers tours de jeu et ne progressa guère par la suite. Un cadre du casino lança que tout le monde perdait son temps, alors le Croate accusa les mauvaises vibrations de la salle. "Nous avons du cœur pour la roulette, mais à cause de vous nous avons perdu notre cœur !". Wootten n'en croyait pas un mot. Comment la situation pouvait-elle être plus stressante que de jouer sous le regard des caméras avec son propre argent ?
L'inspecteur de police intervint pour expliquer que les joueurs étaient soupçonnés d'utiliser un ordinateur caché. "Nous ne faisons pas ça", répondit Jovanovic. "Nous pouvons même jouer nus s'il le faut !". L'un des représentants du casino le prit au mot en le saisissant par la veste et en faisant mine de vouloir le déshabiller. Le détective en avait quoiqu'il en soit assez vu. Il mit fin prématurément à la démonstration pour éviter qu'elle ne dégénère, puis raccompagna les joueurs vers la sortie.
Aux yeux d'un flic, Tosa et sa bande avaient toujours l'air de criminels. Ils possédaient de grosses sommes d'argent, plusieurs téléphones portables et des passeports indiquant qu'ils avaient voyagé en Angola et au Kazakhstan. Mais quelle était exactement la nature de leur crime ? Même si on avait pu prouver qu'ils avaient eu recours à un ordinateur, la réponse n'aurait pas été claire. Le Nevada avait certes interdit l'utilisation d'appareils électroniques dans les casinos dans les années 1980, mais il n'en était pas de même au Royaume-Uni. La loi sur les jeux, qui datait de 1845, avait été rédigée pour empêcher les nobles de dilapider leur fortune familiale dans les clubs du West End. Elle ne faisait évidemment aucune mention des dispositifs électroniques.
Peu de temps après la démonstration du Colony Club, la police téléphona à Wootten pour l'informer qu'elle ne poursuivrait pas son enquête sur Tosa, Marjanovic et Pilisi, pas plus d'ailleurs que sur Jovanovic et Fadel. Les inspecteurs n'avaient trouvé aucune preuve de tricherie, et ils n'avaient pas non plus été en mesure d'établir un lien clair entre les deux groupes.
Wootten était atterré. Il anticipait sa prochaine conversation avec les propriétaires du casino, et à dire vrai il aurait préféré l'éviter. "Existe-t-il un moyen légal d'empêcher Tosa et les autres de toucher leurs gains ?", demanda-t-il. L'officier qu'il avait au bout du fil fut cependant formel : le Ritz devait payer.
"Pour gagner de l'argent à la roulette, il suffit d'éliminer deux numéros."
Wootten était déterminé à ne pas laisser cette défaite mettre un terme à l'affaire. Il n'était pas le seul dans ce cas. Mike Barnett, l'un de ses amis, était un ancien électricien devenu joueur professionnel puis consultant en sécurité pour des casinos. Grassement rémunéré pour ses services, il avait notamment aidé le Ritz et la police métropolitaine à comprendre le fonctionnement des prédictions à la roulette. Le casino lui avait demandé de venir d'Australie au beau milieu de l'enquête sur Tosa, et il avait apporté avec lui ses propres minuteurs et son logiciel de prédiction. Il n'était pas certain que Tosa ait utilisé des ordinateurs, mais cette collaboration avait tout de même permis de convaincre les policiers et le personnel que les prédictions à la roulette n'étaient pas un mythe.
Des représentants de presque tous les grands groupes de casinos du Royaume-Uni, ainsi que de l'autorité nationale de régulation, étaient présents lors de ses présentations. M. Barnett y invita notamment le public à essayer, à l'aide d'un cliqueur manuel, de chronométrer les séquences vidéo d'une roue et d'une boule en mouvement. L'idée était de le faire avec suffisamment de précision pour que le programme informatique puisse opérer sa magie. La plupart d'entre eux y sont parvenus et le scepticisme ambiant s'est alors dissipé. "Pour gagner de l'argent à la roulette, il suffit d'éliminer deux numéros", aimait à dire Barnett. "En éliminant deux numéros, les chances de gagner deviennent légèrement supérieures à la moyenne, ce qui renverse le mince avantage de la maison".
La Commission des jeux de hasard demanda à un laboratoire gouvernemental de tester le système de Barnett. Celui-ci confirma sa thèse : les ordinateurs obtenaient de très bons résultats, sous la seule réserve que plusieurs conditions précises soient réunies. En réalité, ces conditions étaient toutes des imperfections d'une sorte ou d'une autre. Sur une roue parfaite, la balle tomberait toujours de manière aléatoire. Mais avec le temps, les roues développent des imperfections qui permettent d'établir des modèles. Une roue légèrement inclinée peut développer ce que Barnett appelle une "zone de chute". Lorsque l'inclinaison oblige la balle à gravir une pente, la balle décélère et tombe au même endroit presque à chaque tour. Un phénomène similaire peut se produire sur un équipement usé par une utilisation répétée, ou si la lotion pour les mains d'un croupier a laissé des résidus, ou pour un nombre vertigineux d'autres raisons. La zone de dépôt est le talon d'Achille de la roulette. Ce petit élément de prévisibilité suffit aux logiciels pour prendre l'avantage. Les recherches menées par la Commission des jeux de hasard sur l'appareil de M. Barnett le confirmèrent.
Le rapport du gouvernement n'a pas été rendu public après son achèvement en septembre 2005. Les casinos se sont assurés qu'il ne s'ébruite pas. Mais pour les acteurs du secteur, ce rapport donnait corps à une idée jusqu'alors considérée comme fantaisiste. L'étude proposait également des recommandations sur la manière dont les casinos pourraient riposter : des roues moins profondes ; des séparateurs métalliques lisses et bas entre les poches de numéros ; ou même aucun séparateur du tout, mais seulement des rainures dans lesquelles la bille peut se loger. Ces caractéristiques de conception contribuaient à augmenter le temps que la bille passait dans la deuxième phase de son orbite, plus difficile à prévoir, sautant autour des poches de manière si chaotique que même un superordinateur ne pouvait pas savoir où elle se dirigerait.
Plus important encore, les roulettes devaient être équilibrées avec une précision extraordinaire. Une vérification rapide à l'aide d'un niveau n'était plus suffisante. Une infime fraction de degré pouvait permettre à la bille de se loger dans la zone de chute identifiée par Barnett.
Les casinos londoniens furent parmi les premiers à commander de nouveaux équipements pour répondre à ces exigences. Le Ritz changea toutes ses roues en l'espace de quelques mois. Et l'information se répandit rapidement aux quatre coins du monde. Lors d'une nouvelle présentation organisée à Las Vegas, M. Barnett demanda à un public de responsables de jeux d'argent combien d'entre eux pensaient qu'il était possible de prédire les résultats de la roulette. Presque personne ne leva la main. À la fin de sa présentation toutefois, lorsqu'il reposa la question, presque tout le monde opina du chef.
Lorsque l'industrie du jeu a commencé à prendre la menace plus au sérieux, des roues ont été développées avec des capteurs laser et des inclinomètres intégrés afin de détecter la moindre inclinaison. Les enjeux étaient de plus en plus importants, car les jeux d'argent se déplaçaient en ligne et des millions de personnes dans le monde entier commençaient à parier sur des streamings depuis leur ordinateur ou leur téléphone portable.
"Une poignée de joueurs gagnaient à une fréquence statistiquement absurde."
Le groupe Evolution Gaming était l'un des principaux acteurs sur le segment des streamings. Fondée en 2006 avec quelques équipements de casino et un petit bureau en Lettonie, la société facturait aux sociétés de paris un pourcentage de leurs revenus pour l'utilisation de sa plateforme, qui était au cœur d'une niche devenue extrêmement lucrative.
Mais il y a une dizaine d'années, selon plusieurs anciens employés de l'entreprise, Evolution fit une étrange découverte : une poignée de joueurs gagnaient à une fréquence statistiquement absurde sur les roulettes qui tournaient jour et nuit dans les locaux de l'entreprise à Riga. Les ingénieurs enquêtèrent et trouvèrent vite le coupable : le sol. Plus précisément, il y avait un espace entre la base en béton et la surface de jeu recouverte de moquette située juste au-dessus. Lorsqu'un croupier se tenait à côté de la table télévisée, le sol fléchissait légèrement. Pas assez pour attirer l'attention, mais suffisamment pour aider les utilisateurs de logiciels de prédiction. Un internaute avait ainsi gagné des dizaines de milliers de dollars auprès d'un partenaire d'Evolution avant que les ingénieurs n'installent des plates-formes pour stabiliser les roues.
Alors qu'Evolution continuait de se développer, ouvrant des points de vente en Belgique, à Malte et en Espagne, l'ingéniosité des joueurs allait elle aussi crescendo. Les croupiers d'une entreprise partenaire travaillaient par exemple dans une salle rafraîchie par un ventilateur qui, selon Evolution, modifiait le mouvement de la balle. Un équipement neuf pouvait aussi arriver chez le client avec des poches décollées, ou commencer à se dégrader et à perdre son caractère aléatoire après seulement quelques semaines d'utilisation continue. Parfois, les roues devenaient si prédictives que les joueurs n'avaient même pas besoin d'une équation pour parvenir à leurs fins. Il leur suffisait de miser sur la section favorite encore et encore. Il y avait toujours des joueurs qui semblaient capables de repérer les imperfections avant les analystes d'Evolution.
En réaction, Evolution engagea une armée de spécialistes de "l'intégrité du jeu" et paya une fortune à des consultants comme Barnett. La société mit au point un logiciel permettant de suivre les roues en temps réel, et ainsi de déterminer si une section gagnait plus que ce que les modèles statistiques prévoyaient. Selon les besoins, elle fournit aux croupiers un écran leur indiquant de lancer la balle plus rapidement ou plus lentement. En 2016, Evolution employait 400 personnes dans son service d'intégrité des jeux et de gestion des risques, selon un rapport annuel dans lequel l'entreprise mettait également en garde contre des adversaires de plus en plus sophistiqués.
Selon M. Barnett, il existait une nouvelle génération de joueurs en ligne qui n'avaient plus besoin d'intervention humaine pour anticiper les mouvements de la bille. Au lieu de cela, ils avaient recours à un logiciel qui analysait le flux vidéo et le faisait à leur place. Les sociétés de jeu ripostaient de leur côté avec des innovations telles que la technologie RRS (random rotor speed), qui utilise un logiciel pour ralentir algorithmiquement la roue de manière différente à chaque tour.
Il aurait bien sûr existé un moyen infaillible pour les casinos de mettre un terme aux prédictions : annoncer "fin des paris" avant que la boule n'entre en mouvement. Ils ne s'y résoudront toutefois jamais. Cela réduirait en effet automatiquement leurs bénéfices en dissuadant les joueurs occasionnels de tenter leur chance. Au lieu de cela, le secteur préférait donc payer un tribut à quelques privilégiés qui connaissaient son secret, tout en essayant de combler les failles qui rendaient le jeu vulnérable. Entrez dans un casino n'importe où dans le monde aujourd'hui. Observez la profondeur des poches, la hauteur de la tête de la roue, sa courbure, et vous verrez comment Tosa et ses homologues ont contribué à remodeler la roulette.
"On retrouva Tosa à Londres, affublé d'une perruque grise peu convaincante à la porte d'un club."
John Wootten n'a jamais oublié Niko Tosa. Une partie de lui admirait le Croate, qui surpassait de beaucoup les tricheurs avec lesquels il avait l'habitude de traiter. En fait, Tosa a directement contribué à la carrière de John Wootten. Il parcourt aujourd'hui le monde pour parler de l'affaire du Ritz, prononçant des discours à Macao, à Las Vegas ou en Tasmanie. De temps à autre, il apprend même avec bonheur qu'un membre de son réseau mondial a retrouvé Tosa.
Au fil des années, Tosa a adopté différents pseudonymes, tous accompagnés de fausses cartes d'identité. Il a aussi changé de partenaires de jeu. Mais son regard perçant et son long nez en bec de canard l'ont trahi partout où il est passé. En 2010, il est apparu dans un casino roumain, filmé par une caméra de sécurité. Il avait parfois la main enfoncée dans la poche de son pantalon, ce qui laissa penser au personnel qu'il devait y cacher quelque chose. On le retrouva ensuite à Londres, essayant d'entrer dans un club avec une perruque grise peu convaincante. Puis en Pologne ou en Slovaquie.
En 2013, le propriétaire furieux d'un casino de Nairobi contacta Wootten au sujet d'un Croate qui avait gagné cinq millions de shillings kenyans (57 000 dollars environ). Le joueur en question observait la roue pendant quelques secondes, puis il plaçait des paris sur des poches voisines. Lors de son interpellation, il se comporta comme s'il "s'attendait à une confrontation", selon les termes choisis par le propriétaire du casino dans un courrier électronique. Pouvait-il s'agir du même Croate qui avait sévi au Ritz presque dix ans plus tôt ?
Lorsque Wootten confirma qu'il s'agissait bien du même homme, le propriétaire du casino lui annonça avoir contacté ses amis au sein du gouvernement kenyan pour faire arrêter Tosa. Wootten lui souhaita bonne chance avant de raccrocher. Il considéra cet incident comme un signe que les mesures de l'industrie du jeu fonctionnaient. Tosa devait être désespéré pour se rendre jusqu'en Afrique afin de trouver des roulettes vulnérables. Il y a des casinos loin de Londres où, Wootten le savait, on n'hésiterait pas à briser les doigts d'un tricheur présumé.
"Tout ce qu'il faut, c'est un esprit puissant et bien entraîné."
M. Wootten prit sa retraite en 2020, après la fermeture du Ritz provoquée par la pandémie. Au fil des années, il avait rempli une armoire d'appareils de plus en plus ingénieux : PalmPilots, téléphones portables reprogrammés, oreillettes couleur chair, boutons et caméras miniatures. Il avait été confronté au cas d'un joueur qui avait caché un minuteur de roulette dans sa bouche. Il avait aussi entendu des rumeurs sur un autre qui avait essayé de se faire implanter un microprocesseur dans le cuir chevelu.
Pourtant, Tosa n'avait lui jamais été pris en possession d'une simple clé USB. Wootten se demandait s'il était vraiment possible que cet homme n'en ait jamais utilisé. Il savait également que certains des pionniers dans ce domaine avaient observé un curieux phénomène. Après avoir utilisé la technologie prédictive des milliers de fois, ils avaient développé une sorte d'instinct à propos de l'endroit où la balle atterrirait. "C'est comme un athlète", me confia le spécialiste de la question Mark Billings. "À un moment donné, tous les éléments sont réunis. Vous regardez la roue. Vous le savez, c'est tout". Les casinos appellent cela le chronométrage cérébral. Tout ce qu'il faut, c'est un esprit puissant et bien entraîné.
Wootten et Barnett débattent encore aujourd'hui sur ce point. Un ordinateur constituait une bonne explication pour le personnel du casino, peu enclin à remettre en cause son équipement de mauvaise qualité, mais aussi pour Wootten qui voulait prouver quelque chose à tous ceux qui s'étaient moqués de lui. Mais lors de mon entretien avec Barnett, il s'est montré convaincu que la roue du Ritz était si vieille et prévisible que Tosa n'aurait même pas eu besoin d'un ordinateur pour la vaincre. "Un borgne aurait pu battre la roue sur laquelle ils jouaient".
À l'époque, il avait voulu croire lui aussi à l'existence d'un dispositif électronique. "Je voulais entrer à Scotland Yard sur mon cheval blanc et dénoncer fièrement le mode opératoire", se souvient-il. "Le problème, c'est qu'il n'y avait pas la moindre preuve". Sans cela, il ne restait qu'une solution selon M. Barnett lui-même : "Parler à Niko Tosa".
"Les adresses que Tosa avait données aux casinos se trouvaient toutes le long de la côte croate, au sud de Dubrovnik."
Alors bien sûr, je me suis dit que Tosa serait difficile à retrouver. Il avait passé la majeure partie de sa vie à essayer de rester caché. Il n'y avait aucune trace de lui dans les registres d'entreprise ou de propriété, ni dans les bulletins d'information ou sur les réseaux sociaux. J'ai bien réussi à mettre la main sur une liste de ses partenaires de jeu, mais cette piste m'a mené dans une impasse.
Les associés de ses compagnons du Ritz, Pilisi et Marjanovic, ont ignoré mes appels et mes mails, finissant même par bloquer mon numéro. J'ai eu un peu plus de chance en retrouvant un homme d'affaires serbe qui semblait les connaître tous les deux, mais il m'a affirmé qu'il avait perdu le contact plusieurs années plus tôt. Il m'a assuré qu'il essayait lui-même de les retrouver.
J'ai aussi cru être sur la bonne voie lorsque l'un des derniers partenaires de Tosa m'a indiqué une adresse dans l'ouest de Londres, mais une fois sur place son ex-femme m'a informé qu'il était retourné au Monténégro lorsqu'ils s'étaient séparés.
J'ai fini par comprendre que les différentes adresses que Tosa avait données aux casinos au fil des années se trouvaient toutes le long de la même partie de la côte croate, au sud de Dubrovnik. Il s'agissait surtout de petits villages. J'espérais que quelqu'un avait entendu parler de lui et j'ai donc envoyé un collègue se renseigner. Après plusieurs tentatives, il a retrouvé un ancien voisin et lui a montré la photo de Tosa. Ce dernier lui a assuré qu'il possédait une villa de vacances dans les environs, juste en haut de la route, à côté de l'épicerie locale. C'est là-bas qu'il fallait essayer.
Mon collègue a bel et bien retrouvé Tosa à l'extérieur de ladite maison, affairé sur la réparation d'un SUV. Il s'est montré plutôt amical, tout en manifestant son refus de parler aux journalistes. Et s'il a accepté de donner un numéro de téléphone, il n'a jamais répondu aux nombreux appels qui lui furent passés.
En novembre, j'ai donc décidé de prendre l'avion pour Dubrovnik, cette pittoresque ville fortifiée médiévale qui avait fait office de décor pour la série Game of Thrones. Le jour de mon arrivée, une tempête s'est abattue sur l'Adriatique, faisant tomber des trombes d'eau sur les falaises et poussant les quelques touristes encore présents à se réfugier dans leurs hôtels. La villa de Tosa se trouvait à une heure de route de là, sur une route côtière sinueuse. Un solide portail en fer bloquait l'accès à sa porte d'entrée et il n'y avait personne sur place. J'ai donc plié un mot dans une pochette en plastique pour le protéger de la pluie, et je l'ai glissé sous le portail.
Le seul café de la ville était ouvert et rempli de fumeurs en survêtement. C'était un endroit sans prétention, décoré d'affiches du Parrain. J'ai commandé un café et engagé la conversation avec le barman. Savait-il que le joueur de roulette le plus célèbre du monde avait un pied-à-terre au coin de la rue ?
Je lui ai montré une photo de Tosa. Il a dit qu'il ne reconnaissait pas l'homme, mais qu'il était curieux de savoir comment j'avais trouvé la photo. Au bout d'un moment, j'ai laissé un pourboire, j'ai dit au revoir et je suis parti, défait, en direction de ma voiture. Le barman est alors sorti en courant sous la pluie battante. "Je viens de l'appeler. C'est mon ami. Je voulais d'abord vérifier avec lui. Il est à Dubrovnik".
Tosa m'a téléphoné quelques heures plus tard. Nous nous sommes donné rendez-vous dans un restaurant de poissons du vieux port. En personne, il était encore plus grand que ce à quoi je m'attendais. Il m'a repéré dans la rue et m'a embrassé maladroitement sous son parapluie en me disant : "Oh oh oh oh". À l'intérieur, il m'a présenté à un ami et à un membre de sa famille un peu plus jeune. Ils parlaient tous les deux un anglais très correct. Ce sont eux qui ont donc pris en charge la traduction quand c'était nécessaire. Ils m'ont expliqué que Niko Tosa n'était pas son vrai nom, et j'ai accepté de ne pas publier le vrai quand ils m'ont assuré qu'il avait des ennemis moins indulgents que John Wootten.
Tosa était tour à tour énigmatique, jovial, piquant, paranoïaque, franc. Généreux aussi - il insistait pour payer une tournée de whisky. Il admettait volontiers jouer à la roulette en utilisant de faux documents d'identité et en se déguisant avec une perruque et une fausse barbe. "Qu'est-ce qu'il y a de mal à cela ?". Dans un autre registre, il n'hésitait pas à qualifier de criminels certains de ses anciens partenaires de jeu. L'un d'entre eux avait été abattu à Belgrade en 2018, dans le cadre d'une querelle entre mafieux des Balkans. Tosa s'était aussi embrouillé avec d'autres pour des questions d'argent.
Mais il restait catégorique sur le fait qu'il n'avait jamais utilisé d'ordinateur. "L'idée a quelque chose de James Bond, mais nous sommes des paysans", dit-il par exemple en riant. J'ai bien continué à le questionner sur ce sujet des ordinateurs, mais il leva les mains en signe d'exaspération et commença à se disputer avec son ami. Était-il en colère ? "Non, c'est juste sa façon de parler. Il demande comment il peut te faire comprendre." Je commençais à me dire que Tosa avait accepté de me parler précisément pour faire valoir son point de vue. Entre deux verres de vin blanc et des assiettes de calamars pêchés à deux pas, il me lança : "Vous pouvez m'appeler Nikola Tesla si j'ai un tel appareil !".
Alors, comment Tosa s'y était-il pris ? Par la pratique, assurait-il. Ses traducteurs me montrèrent un clip vidéo d'une roulette que Tosa gardait chez lui pour entraîner son cerveau. Comment avait-il appris ? C'est un ami qui lui avait tout enseigné : Jovanovic, le Croate à la tête de la désastreuse démonstration du Colony Club. La police londonienne avait donc eu raison de penser que les deux travaillaient ensemble.
Selon Tosa, l'état de la roulette était primordial. C'est la raison pour laquelle il avait cherché une table particulière au Ritz : il avait suffisamment joué sur cette roue pour s'assurer qu'il pouvait la battre. Il était capable de la reconnaître entre mille, même après que le casino l'ait déplacée dans la salle Carmen.
Je l'ai cru quand il a affirmé qu'il n'utilisait pas d'ordinateur. Plus tard, pour vérifier ses dires, j'ai contacté Doyne Farmer, physicien dont les exploits en matière de prédiction à la roulette sont relatés dans The Eudaemonic Pie. "Je pense qu'il est concevable que quelqu'un puisse faire ce que nous faisons sans ordinateur, à condition que la roue soit inclinée et que le rotor ne se déplace pas trop vite". À ses yeux, le chronométrage cérébral était comparable au talent musical. Il suggérait qu'il était possible d'activer des parties similaires du cerveau, celles dédiées au son et au rythme.
"Les casinos étaient la proie, il était le chasseur."
Mais si Tosa avait malgré tout dissimulé un petit appareil, l'aurait-il confessé lors de cet entretien ? C'était une vie inconfortable que de parcourir le monde à la recherche de casinos où il ne serait pas reconnu. L'issue était par ailleurs toujours la même : les équipes de sécurité se rendaient compte qu'il était trop doué et elles mettaient un terme à sa partie. Tosa m'a confié qu'il avait aussi été battu par des voyous plus d'une fois. Quand je lui ai demandé s'il s'était déjà senti traqué, il a semblé déconcerté : "Pourquoi aurais-je ce sentiment ?". Les casinos étaient la proie, il était le chasseur.
Le membre de sa famille qui traduisait m'a confié qu'il se souvenait du jour, il y a des années, où Tosa s'était présenté pour la première fois dans une Ferrari. Leur ville natale, située au pied des Alpes dinariques, n'était pas riche selon les standards croates. Cette arrivée avait donc marqué les esprits. Au-delà de cette anecdote, Tosa semblait partager des traits souvent vus chez d'autres joueurs professionnels : une aversion pour le travail de bureau et un besoin de vivre selon ses propres conditions, quels que soient les risques.
En fin de compte, ce qui le distinguait des autres gagnants à la roulette, c'était sa volonté de miser gros. La plupart des joueurs n'osent gagner que quelques milliers de dollars à la fois, de peur d'être découverts. "Comme des écureuils", me glissa Tosa avec mépris. S'il n'avait pas été arrêté au Ritz, affirmait-il, il y serait retourné la nuit suivante et aurait gagné dix millions de livres. Il allait jusqu'à estimer que le casino s'en était tiré à bon compte.
À la fin de notre rencontre, Tosa m'a demandé quand mon article serait publié. Pourquoi voulait-il le savoir ? Il préparait son prochain voyage international, me répondit-il en souriant. Il ne voulait simplement pas que je dévoile sa couverture.
Il y a un mois, le journaliste britannique Kit Chellel publiait sur Bloomberg un passionnant article intitulé The Gambler Who Beat Roulette. Si sa lecture en version originale est chaudement recommandée, nous en proposons aujourd'hui une traduction française à l'attention de tous ceux qui ne seraient pas très à l'aise en anglais. Enjoy !
[...] Lire la suite…
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