Inception
par ArtPlay

Depuis votre plus tendre enfance, vos aînés vous inculquent l'art du continuation bet, technique ancestrale dont les bienfaits liés à l'initiative sont vénérés par une gigantesque communauté d'adorateurs : les sharks. Se pourrait-il pourtant que tout ceci ne soit qu'illusion ? Cette théorie est défendue par ArtPlay (et Morpheus).

Oubliez tout ce que vous savez (ou presque)

Super System

Un des concepts les plus entérinés du poker moderne est celui du continuation bet. C'est dans son ouvrage Super System que Doyle Brunson a le premier attiré l'attention du grand public sur cette notion totalement délirante consistant à poursuivre l'agression après le flop même sans avoir touché la moindre paire. L'idée qu'il défendait était que notre adversaire s'étant contenté de payer avant le flop, il ne pouvait pas détenir une main bien forte et se coucherait donc largement assez souvent pour nous assurer d'un bluff profitable.

 

Cette idée a fait son chemin, et depuis maintenant 35 ans on conçoit et réfléchit la stratégie d'un coup de poker quasi exclusivement autour du continuation bet. Même à l'heure d'un poker ultra rationnel et ultra moderne, c'est encore et toujours face au choix de notre adversaire de l'effectuer ou de l'abandonner qu'on affine notre perception de sa range, et qu'on établit donc l'ensemble de notre stratégie pour la suite du coup.

 

De la même manière, de très nombreux articles et vidéos ont été publiés depuis l'explosion du poker en ligne à propos des différentes stratégies de continuation bet à adopter, des ranges à choisir ou encore du betsizing à privilégier. Et pourtant, tout cela part d'un postulat erroné.

Entrez dans la matrice !

Pilules Matrix
La rouge ou la bleue ?

En effet, l'idée de base derrière le continuation bet est que le relanceur initial aura généralement une range forte, là où la personne qui se contente de payer aura elle souvent en main une range faible, sans quoi elle aurait sur-relancé avant le flop.

 

C'est inexact à deux égards. Tout d'abord, celà ne prend jamais en compte un éventuel slowplay préflop, choix qui s'avère de plus en plus fréquent. Sans même évoquer les cas où l'on se contente de call avec KK ou AA, il est extrêmement courant de se contenter de call AK ou QQ contre une ouverture UTG ou UTG+1, et ce même en 6-max. Ensuite, même s'il est vrai que les ranges d'ouverture et de défense sont souvent très différentes, cela ne présume pas que l'une domine l'autre sur toutes les textures possibles et imaginables.

 

Prenons un exemple. À une table de six joueurs, UTG+1 relance à 3BB avec la range suivante : 22+, ATs+, A5s-A2s, KTs+, QTs+, JTs, T9s, 98s, 87s, 76s, 65s, ATo+, KQo, soit 16 % des mains.

 

Le bouton, quant à lui, decide de se contenter de payer avec les mains suivantes : QQ-22, ATs+, KQs, QJs, JTs, T9s, 98s, AJo+, KQo soit 11 % des mains.

 

Premier constat : la range du joueur au bouton (BTN) a 50,7 % d'equity contre celle du joueur UTG+1. Le postulat initial "sa range est forcément faible" tombe directement à l'eau. Si l'on souhaite se montrer un peu plus juste, on objectera que la plupart des joueurs sur-relancent généralement QQ et AK dans ces positions. On obtiendra alors UTG+1 51 % - 49 % BTN. Si la tendance s'est inversée, vous conviendrez que ce n'est pas flagrant.

 

Pourtant nous sommes très nombreux, dans cette configuration, à garder un taux de continuation bet supérieur à 70 % sur l'ensemble des flops potentiels. Or si notre main, en moyenne, n'est pas plus forte que celle de notre adversaire, il n'y a pas de raison objective de miser si souvent.

 

Quant à la texture, si les boards A high type Carte As de trèfle Carte 7 de trèfle Carte 2 de pique restent encore fortement à l'avantage de l'open raiser si on n'inclut pas AK dans la range de BTN (54,3 %), la tendance se retrouve inversée sur les boards Q-high, où UTG+1 n'a plus que 47,5 % d'equity, en raison de la forte présence des AQ et QK dans la range de call de BTN.

 

Bien sûr, ces équités varieront en fonction du style et de la composition des ranges de chacun. Mais retenez bien que dans tous les cas, celà sera rarement si tranché que l'on puisse théoriquement se permettre de continuation bet très souvent, sous peine de se montrer vulnérable au floating et aux bluffraises. La mention "théoriquement" est importante car l'omniprésence des conseils concernant le continuation bet nous a conditionnés à deux choses : continuation bet trop souvent d'une part, mal jouer sans l'initiative d'autre part, nous rendant anormalement vulnérables aux continuation bets.

 

Ce qui nous amène à notre point suivant : si disposer de l'initiative préflop en tant que telle ne conditionne pas notre "légitimité" à effectuer un continuation bet au flop, ne devrait-on pas beaucoup plus souvent être amené à reprendre l'initiative postflop lorsque l'on défend sa blinde hors de position ?

La reprise d'initiative au flop

Prenons un nouvel exemple. Le joueur au bouton relance à 2,5 BB 50 % des mains avec la range suivante : 22+, A2s+, K2s+, Q2s+, J2s+, T6s+, 96s+, 85s+, 75s+, 64s+, 53s+, 43s, 32s, A2o+, K7o+, Q7o+, J9o+, T9o, 98o, 87o, 76o.

 

La grosse blinde décide de défendre en payant avec la range suivante : 99-22, ATs-A2s, KTs-K5s, QTs-Q5s, J9s-J5s, T7s+, 97s+, 86s+, 75s+, 64s+, 54s, AJo-A2o, KJo-K8o, Q8o+, J8o+, T8o+, 98o, 87o.

 

A ce stade, on observe effectivement une assez forte asymétrie dans les ranges, qui justifierait en moyenne de laisser le joueur au bouton effectuer le betting puisqu'il dispose de près de 55 % d'equity.

 

La question qui se pose est : existe-t-il des textures telles que la range de la big blind se retrouve avantagée ? Examinons-en quelques-unes dans le tableau suivant :

 

[html]

 

Comme vous le voyez, et de manière assez intuitive si vous commencez à avoir un peu de bouteille, les flops les plus denses vers les cartes de force moyenne vont être ceux qui avantagent le plus la BB. C'est donc sur ceux-là qu'il faut envisager une prise d'initiative. Mais l'equity de votre range est-elle la seule donnée que vous devez prendre en compte lorsque vous souhaitez établir si vous désirez miser hors de position avec une main ou la checker ? Comme vous vous en doutez ce n'est pas le cas, car votre réflexion doit intégrer d'autres paramètres.

Texture Equity BTN Equity BB
Carte 2 de trèfle Carte 2 de pique Carte 7 de carreau 53,8 % 46,2 %
Carte 5 de trèfle Carte 5 de pique Carte 7 de pique 52,8 % 47,2 %
Carte 5 de trèfle Carte 6 de pique Carte 7 de pique 50,8 % 49,2 %
Carte 8 de trèfle Carte 9 de pique Carte Valet de pique 47,5 % 52,5 %
Carte 5 de trèfle Carte 7 de cœur Carte Valet de pique 51,2 % 48,8%
Carte As de trèfle Carte 2 de carreau Carte 7 de cœur 52,4 % 47,6 %

Devoir maison

Il existe des situations où les equity seront bien plus tranchées en faveur de la personne qui call dans les blindes, en particulier si elle call de la small blind. Pouvez-vous en imaginer certaines en reprenant la même range d'attaque au bouton ?

L'importance variable de la position

Positions de sommeil
La position a parfois une importance vitale.

Comme on a dû vous seriner que la position était importante ! Mais avez-vous déjà réalisé qu'elle l'était moins sur certaines textures que sur d'autres ? Mettez-vous par exemple dans la situation ci-dessus où vous défendez votre big blind.

 

Si le flop vient Carte As de trèfle Carte 2 de carreau Carte 7 de cœur, le tableau ci-dessus nous montre que nous disposons de 47,6 % d'equity. Si en revanche il s'agit du flop Carte 5 de trèfle Carte 5 de pique Carte 7 de pique, nous gardons une équité quasiment similaire de 47,2 %. Pourtant, sur ce second flop, vous vous sentez probablement bien plus mal à l'aise pour une raison que vous vous expliquez mal. Vous avez donc sans doute une tendance assez nette à perdre plus d'argent sur ce type de board que sur le premier. Mais comment expliquer une telle différence ?

 

En vérité c'est assez simple. Lorsque vous défendrez face à un éventuel continuation bet sur Carte As de trèfle Carte 2 de carreau Carte 7 de cœur, le gros de votre range sera Ax, et la main de votre adversaire lorsqu'il sera en bluff n'aura généralement qu'une dizaine de pourcents d'equity. Vous aborderez la suite du coup bien plus sereinement.

 

En revanche, lorsque le flop vient Carte 5 de trèfle Carte 5 de pique Carte 7 de pique, le gros de votre range de défense va être constitué de 7x et de hauteur As. Cette fois-ci, ce n'est plus 10 % d'equity qu'aura la range de bluff de votre adversaire, mais bien souvent plutôt 30 à 35 %, puisque même deux simples overcards détiendront généralement 24 % d'equity. Réciproquement, en détenant un 7, vous aurez bien souvent tout au plus 15 % d'équité face à la range de value de votre adversaire.

 

Cela va vous rendre la vie impossible, puisqu'il deviendra bien plus aisé pour votre adversaire de barrel et/ou de prendre les cartes gratuites qui l'arrangent quand il pensera sa fold equity trop réduite. Ces deux stratégies seront beaucoup moins efficaces sur un board A72 où votre adversaire aura régulièrement une équité quasi nulle.

 

Pour autant, ces deux flops sont-ils propices à une prise d'initiative ? Pas réellement : sur 557 il est probable que votre adversaire choisira de miser une grande partie de sa range dominante pour ne pas vous laisser de freecard. Sur A72 cela semble difficile à mettre en œuvre : notre adversaire part favori et la texture peu dynamique du board (la force de mains en présence restera constante jusqu'à la river) ne nous donne aucune raison de l'aider à construire un pot.

Un exemple de prise d'initiative

Mais revenons plutôt au board Carte 8 de trèfle Carte 9 de pique Carte Valet de pique. Celui-ci s'avère intéressant à bien des égards. Constatez les éléments suivants qui devraient vous faire tendre vers une prise d'initiative :

  • Nous disposons de 52,5 % d'equity.
  • En conséquence notre adversaire n'a pas d'intérêt à miser ses mains moyennes (type A9, JT) : on ne va fold que trop rarement, avoir nombre d'opportunités de remporter le coup en check/raisant ou en bluffant river sur les runouts adéquats
  • Il ne peut donc pas non plus bluffer trop libéralement.
  • Il devra donc souvent checker en position, ce qui nous coûtera extrêmement cher toutes les fois où nous aurons une main très forte et que notre adversaire pourra réaliser son equity.

 

La conséquence de tout ça semble claire : il nous faut prendre l'initiative régulièrement avec un mix de valuebets très forts et de semi-bluffs corrects. Mais bien souvent les gens bloquent, dans la mesure où cela devient extrêmement difficile à équilibrer puisqu'il faut aussi penser aux mains qu'on souhaite continuer à check/call. C'est tout à fait compréhensible. Il est donc important de parfois prendre le temps de le faire à froid.

 

Mettons ensemble les mains dans le cambouis ! On peut par exemple imaginer jouer de la façon suivante :

  • Lead pour « value » : QT (16), T7s (4), AsTs, KsTs, 8sTs, 89 (9), As8s, AJ KJ, (18) – 51 combos
  • Lead en « bluff » : 87 (12), 86s (3), 76s (4), AT KT (30), A8 K8 Q8 T8 (48), As7s As6s As5s As4s As3s As2s (6), Ks8s Ks7s Ks6s Ks5s (4), Qs8s, Qs7s, Qs6s, Qs5s (4), 75s (4) , 6s5s (1) , 77(6), Q7(3), Ac7c, Ac6c, Kc7c Qc7c Qc6c Qc5c, AsXo (18), Ks7o (3) – 152 combos
  • Check/call : J9 J8 (18), Q9 K9 A9 9T (48), JT QJ (18) – 84 combos

 

À ce stade, quelques remarques s'imposent :

  • On choisit de ne pas lead les doubles paires J9 et J8 parce qu'elles bloquent les paires de valets qui sont des mains susceptibles de call plusieurs bets, également de valuebet incorrectement. On choisit donc de les mettre dans notre range de check/call afin de protéger celle-ci contre d'éventuels overbets.
  • Les mains comme ATss, A8ss, 8Tss ont tellement d'equity que le choix est ici de les assimiler à des valuebets. Mais il ne s'agit que d'une question de sémantique.
  • Vous remarquerez que nous bluffons trois fois plus que nous ne valuebettons ! C'est en fait un ratio extrêmement classique et qui se défend assez bien dans la mesure où nous disposons d'énormément de valuebets très forts, et que beaucoup de nos bluffs disposent aussi d'une très forte equity.
  • Aucune range de check/raise n'a été construite. Ce choix s'explique principalement pas la volonté de ne pas surcharger le raisonnement. Dans la pratique, ce serait toutefois probablement meilleur puisque celà diminuerait l'expected value des draws de notre adversaire lorsque nous checkons.
  • Vous remarquerez que la fréquence de folds est relativement élevée après un check. C'est tout à fait normal puisqu'il est extrêmement inconfortable de se trouver hors de position sur cette texture, en particulier en check/callant. C'est également lié au fait que notre adversaire ne peut pas se permettre de continuation bet ce flop de manière excessive.

 

De manière générale, on pourrait très longuement discuter et choisir de construire ces ranges différemment. Il n'est pas possible d'exhiber à coup sûr la stratégie optimale, et ce n'est d'ailleurs pas notre objectif. Le but ici est simplement de vous sensibiliser à un concept à côté duquel passent de très nombreux joueurs, même gagnants.

Devoir maison

Comment se comportent les ranges respectives des joueurs en 3bet pot ? Bouton contre cutoff ? Blindes contre bouton ? Quelle(s) texture(s) avantage(nt) quel joueur ?

Conclusion

Jackie Chan

Est-ce à dire que vous devez jeter aux orties tout ce que vous avez appris jusqu'alors et repenser en totalité votre façon de raisonner ?

 

Certainement pas ! Si les prémisses du continuation bet sont largement discutables, c'est tout d'abord une façon de concevoir le jeu qui reste valable une bonne partie du temps. Par ailleurs, comme souligné en introduction, même dans les situations où le rapport de force open raiser / cold caller est inversé, nous sommes tellement conditionnés à cette stratégie du continuation bet que les fréquences de la majorité des joueurs restent respectivement trop élevées pour le continuation bet, et trop faibles pour le donkbet.

 

La conséquence en est que vous pouvez continuer à exploiter cet état de fait : à quoi bon vous enquiquiner à vous construire une range de donkbet sur Carte Valet de pique Carte 9 de pique Carte 8 de trèfle si votre adversaire persiste à continuation bet à plus de 70 % sur cette texture, comme ils seront nombreux à le faire ? En check/raisant, vous exploitez ainsi sa tendance exploitable et c'est finalement comme ça que vous continuerez à gagner le plus d'argent (cf. cette vidéo sur le jeu GTO si la nuance exploitant/optimal vous échappe)

Si en revanche vous affrontez des joueurs qui commencent à intégrer que certains boards sont catastrophiques pour continuation bet à haute fréquence, et que vous-même n'adoptez pas une stratégie de donkbet à haute fréquence, alors vous abandonnez une grande quantité d'expected value.

 

Intégrer progressivement ces éléments de stratégie à votre jeu peut donc constituer une bonne base de travail si vous souhaitez progresser à l'avenir vers les limites les plus hautes.

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