WARNING: cet article est long. Et c'est que la première partie.
Intro
Drôle de jeu. Un jeu où on prend cher, en permanence, et de plein de manières. Avez-vous remarqué que le poker privilégie les caractères obsessionnels ? Il y a les gambleurs, les accrocs à l'adrénaline. Il y a les 'pros' aussi , c'est-à-dire ceux qui ne viennent pas (seulement ?) pour se détruire... mais qui sont tout de même souvent très junkies (poker junkies) Quand je suis à une table, je vois des jambes qui tremblent, des mains qui s'agitent, des chip tricks et shuffles, des tics, des yeux grand ouverts ; je vois et sens de la nervosité qui traverse l'espace comme un courant électrique. Gambleurs ou pros, il y a souvent de l'obsession. Les corps penchés sur la table, tremblements, les mains qui jouent avec les jetons, frénétiquement. Tout le monde se fait prendre par ça.
Même online, je ressens très souvent une excitation assez violente dès que je commence une session ; ça se calme parfois au fur et à mesure, mais pas toujours. Au point d'en avoir du mal à dormir parfois, la tête encombrée d'un mélange d'émotions et de données brutes (l'enchaînement cyclique du même ; toujours des mains, des cartes, des actions, et le chaos qui ordonne, si vous permettez l'expression). La transition entre 'vie normale' et poker est parfois brutale et teinte d'étrangeté.
Quelle est cette énergie que les gens cherchent dans le poker ? Cette énergie qu'ils cherchent, ils l'alimentent aussi, et le jeu leur permet de se 'brancher'. De quoi nous, joueurs, nous nourrissons-nous dans notre pratique ? Certes il y a l'adrénaline, l'excitation, la compétition. Mais est-ce vraiment tout ? Est-ce qu'on supporte la folie du jeu (et des gens qui y jouent) simplement parce qu'il nous donne notre dose hormonale ? Il doit y avoir autre chose.
Puissance et castration (première partie)
Je dis 'le poker est réalisation', car telle est mon approche. Je sais que tous les joueurs ne la partagent pas, et quasiment tous obéissent quelque part à des pulsions destructrices. Il faut bien voir le poker pour ce qu'il est : une grande machine à laver qui, du simple fait de la force centrifuge, plaque tout le monde sur les bords jusqu'à la gerbe.
Qu'est-ce que le poker ? La grande castratrice. Je m'aventurerais à dire que le poker ressemble parfois à une réunion d'impuissants (volontaires?). Je ne dis certainement pas ça comme un jugement, mais plus comme une catégorisation psychique. Je vais développer, en incorporant mon expérience personnelle à ce sujet.
L'expérience du jeu est du domaine de la castration, parce que le mouvement chaotique des cartes devient un cadre d'expression de notre Désir. Le nombre d'aspirations que les humains peuvent mettre dans le poker est assez phénoménal. Autant d'illusions ! Fatalement, le poker nous brise, souvent, sans prévenir, ou en prévenant. Le poker nous rend impuissant. Ce peut être parce que la river anéantit nos espoirs dans une main, ou bien parce qu'on tombe aux portes d'une table finale, ou bien parce qu'on jouit de faire coucher nos adversaires par notre agressivité, avant que cette dernière ne se retourne contre nous-même, et que le jeu lui-même nous dévore. A ce niveau là, chacun aura son expérience.
Le jeu nous dévore. Pourquoi cherchons nous à nous faire dévorer ? Est-ce pour tester nos limites ? Un jeu avec le destin, symbolisé par le hasard des cartes ? Pourquoi cette obsession des joueurs de poker à revenir chaque jour prendre cher, de façon très répétitive et en même temps toujours neuve ? Sommes nous des adeptes de la torture ?
J'avais déjà parlé du live dans d'autres posts, mais comment expliquer ce mystère des grinders qui viennent chaque jour pour se plaindre qu'ils n'ont pas 'touché de jeu depuis 3 h', et qu'ils sont damnés ? Qu'ils mériteraient que les cartes leurs soient plus favorables ? Est-ce qu'ils ont vraiment pas pigé que le poker est intrinsèquement frustration ? Pourquoi reviennent-ils, si c'est pour toujours se plaindre ?
Pourquoi joue-t-on à ce jeu jusqu'au dégoût ? Qui n'a pas connu l'expérience de rentrer chez lui lessivé, sans énergie et sans argent, bref, réduit à l'impuissance par un jeu ?
Quand est-il des gens qui se réalisent dans le jeu, au sens où ils ont un certain succès, ils ont de l'argent et de la reconnaissance, mais qui ne parviennent pas à trouver l'harmonie dans leur vie, en tout cas pas en dehors des tables ? C'est quelque chose que je sens me menacer (se retrouver envahi par le jeu), et j'ai vu de nombreux joueurs vidés comme des truites par les cartes. Leur vie, c'est le poker. Pas de copines, pas d'amis en dehors. Les cartes, matin et soir, au goûter, et à la pause clope. Ils se consument, ils brûlent à l'intérieur au rythme du tabac fumé et des revers infligés par le poker.
Une des raisons, à mon sens, de notre volonté à toujours retourner au combat, est que le poker offre des armes. Evidemment, il finit par nous les retirer. Mais pendant un moment, on peut expérimenter la puissance. Un exemple qui me semble significatif, et un travers que peu évitent : j'ai vu quantité de joueurs claquer leurs mains monstres sur la table, comme s'ils étaient fiers d'avoir touché un carré ou quelque chose comme ça. Toucher un carré, c'est le genre de sentiment de puissance qu'on peut ressentir. Ce sentiment est à mettre en relation avec celui du vide, le désert de cartes, ces moments où on n'arrive pas à toucher des mains, ou alors on les perd.
Si ce genre de sentiments (la fierté de toucher une couleur, et la montrer avec un petit sourire) est plutôt l'apanage des joueurs récréatifs (d'ailleurs ça semble parfois plus important pour eux de toucher des 'belles mains' que de gagner des gros coups), la même chose existe sous un mode un peu différent chez les joueurs plus expérimentés. Un bon joueur pourra se sentir infiniment puissant quand il est 'in the zone', que toutes ses décisions sont précises et justes, qu'il sent ce qui se passe et ne se laisse pas prendre par la nervosité ambiante. Et il se sentira tout aussi misérable quand il n'arrivera pas à se concentrer, ou qu'il perdra des tonnes à une table de fishs, qu'il fera des moves affreux, etc. En général, plus on progresse, plus la frustration est lié à la qualité de notre jeu plutôt qu'aux cartes. Mais peu importe, le mouvement est similaire : une dialectique entre exercice d'un pouvoir, d'une certaine domination, et d'autre part le corollaire : frustration, impuissance. Echec.
Qu'on y songe : dans une très large mesure, bien qu'on puisse (et doive) prendre les meilleurs décisions possibles à chaque instant (sur beaucoup d'aspects d'ailleurs!), on se retrouve quasiment tout le temps dépendant des mains qu'on reçoit (et du board, et des actions aléatoires qui vont se tisser autour de nous, etc). Qu'on y songe : quand on joue au poker, on se bat contre ses voisins. Mais on se fout pas des uppercut ou des coups de savate. Non, on se bat avec des mains. Pas les nôtres, celles qu'on reçoit. Ces mains nous donneront parfois la puissance d'un titan, d'un colosse, golem, ou magicien. Et parfois les mains nous réduiront au rang d'insecte se débattant dans la bouche d'un merle.
Une situation que j'ai vécue au casino en décembre. NL1000 au casino de Lille, la table est composée de regs que je commence à connaître, et de joueurs faibles, globalement une table dont tout pro pourrait rêver. Beaucoup d'argent à la table, et des joueurs qui n'ont pas peur de gambler, donc les jetons volent, ya un pot de 1000€ ou plus tous les 5 mains (pour caricaturer). Je suis limité dans mes actions par la structure de la table (je peux pas vraiment bluffer les gambleurs fous, et vu qu'ils sont tous à ma gauche, je peux pas non plus jouer trop large). Je monte un stack, je suis content de mon jeu. Il y a ce reg asiatique, très mauvais (mais il ne le sait apparemment pas), dans le genre tight weak super évident dans son jeu. Je le lis comme s'il retournait ses cartes. C'est aussi le genre à avoir peur du board et du croupier : par exemple après avoir mis sont argent au milieu avec un set, il regardera son adversaire avec angoisse et demandera 't'as la couleur ?', avant de prudemment retourner sa main monstre, évidemment gagnante.
Un moment, alors qu'il limp et que je le relance, je remarque qu'il me regarde avec agacement et frustration, et je sens alors son sentiment : il m'en veut. Déjà que la table est folle avec des mauvais joueurs qui ont pas peur de mettre plein d'argent au milieu (ce qu'il déteste faire, à moins d'avoir les nuts, et encore), mais en plus il y a moi, un joueur agressif qui n'a pas peur d'abuser ce weak-tight, ni de perdre son argent. Et un moment j'ai eu cette sensation très étrange : en me demandant pourquoi ce gars venait très souvent jouer alors que son expérience à la table était principalement la peur (de se faire craquer, de perdre de l'argent, etc), j'en suis arrivé à la conclusion qu'il voulait se faire punir. Quelque chose dans sa personnalité voulait souffrir. De fait, même dans les situations normalement les plus jouissives du poker (comme se retrouver all-in avec une main monstre), ce joueur souffrait de la possibilité de perdre. Je me suis donc dit que c'est ça qui l'excitait. Il voulait prendre cher, se sentir impuissant et ballotté par les forces des cartes et des autres joueurs.
A partir de là, alors que je jouais avec ma pile de jetons qui commençait à devenir imposante, j'ai un moment ressenti une grande puissance, comme si mon stack était un phallus (= non pas un pénis, mais un objet de pouvoir), et que mes jetons étaient des armes, que je pouvais utiliser pour faire souffrir mes adversaires, en jouant mieux qu'eux. Alors je me suis dit, 'ok ce gars veut souffrir ? J'vais lui donner ce qu'il attend'. Remarquez qu'en ressentant ça, je me rendais bien compte de ce qui se passait, ce qui est à dire vrai assez troublant.Si certains mettent leurs pulsions masochistes dans le jeu, il est assez logique que d'autres y mettent leurs pulsions sadiques, leurs pulsions de domination. Je pense à vrai dire que le rapport le plus fréquent au poker est celui du sadisme, et non pas du masochisme, mais tout cela s'entrecoupe.
Bref, le point est que je me sentais puissant. J'avais des jetons, j'étais up, je jouais bien, des joueurs me craignaient, yavait du fish. Finalement, dans un pot avec option, je perds 2500€ sur un coup contre les gambleurs fous, un spot assez inévitable où je fais très vite grossir le pot avec KK et me retrouve contre des ranges tellement wide que je suis contraint d'engager mon tapis avec seulement une overpaire. Je n'ai pas, je pense, mal joué. Juste un coup où j'ai un monstre à une table folle où personne ne fold, et où nécessairement il va y avoir des swings. Et c'est ça le poker. C'est la castration. Plein d'espoir et d'attachement, pour au final tout s'évapore sur une main.
Un exemple de castration télévisée :
Le poker c'est ça. On monte un tapis, on se voit déjà au sommet du monde, et là, paf. C'est fini, comme c'est venu. Il y a un investissement libidinal phénoménal et fascinant des joueurs dans les cartes. Le visage de Matt Affleck, et sa réaction, sont à ce titre très instructifs : on voit sa force, sa confiance et jouissance de se retrouver all-in avec AA contre l'autre big stack. Il se voit déjà gagner le coup, il se voit déjà avec le bracelet. Et bam, river, tout s'effondre. Mais rien n'existait avant qu'il n'entretienne ses illusions ! Le titre était encore loin. mais déjà dans son esprit. C'est le poker.
Je prends juste un moment pour vous raconter un détail de cette main où je perds 2500 et décide de quitter en trombe le casino. On est 4way au flop, avec les 3 spots de la table et moi premier de parole (j'ai relancé 110€ preflop avec une option à 20€, le pot est donc déjà de 450€ au flop). Le tye à ma gauche a plus de 3000€ devant lui, et je me dis qu'il faudra faire gaffe à pas forcément spew contre lui, vu comment il est deep... ironique que je perde mon stack contre lui après cette pensée XD !
Le flop est 235r. Je c-bet, et le joueur à ma gauche flat (à noter qu'il allait limper preflop, et qu'il a finalement call rapidement mon big raise. Sa range est très wide : any pair, any broadway, et plein de cartes avec un A dedans ou deux cartes suitées) ; le second joueur shove pour 900€ (un total touriste qui tire une fierté de son indifférence à l'argent... par exemple il tire un sentiment de puissance dans le fait de ne pas avoir 'peur' de suivre n'importe qu'elle relance preflop). Bon donc j'ai un easy call, et l'autre call aussi assez rapidement. A ce stade on a pas loin de 3000€ dans le pot, et il me reste genre 1350€. La turn est un 3. La situation pue un peu, parce que le premier vilain peut tout à fait avoir A4s, ptet 46s, et aussi any set. Il peut aussi avoir AJ, QQ (oui il limperait ça), A5, 54. Donc assez clairement soit il me crush, soit il a une main avec une certaine équité, et qui va toujours check behind si je check. Vu que le pot est déjà énorme et que j'ai souvent la meilleure main, je shove.
Chose intéressante, alors que j'empile mon stack et commence à faire mine de l'avancer, vilain fait la même chose que moi, comme s'il allait call si je mise. Ce tell me conforte dans ma décision (je vois généralement ce tell comme une tentative de décourager une mise ou relance). Donc, confiant que la probabilité qu'il ait les nuts diminue, j'avance mon stack. Et il se met à réfléchir pendant bien 2 min. Jsuis content, ça veut dire que ma main est bonne, vraisemblablement. Finalement il call, l'autre vilain demande qu'on retourne, je dis ok, je montre mon KK, il montre AKo, et le vilain qui avait tank ne retourne pas sa main mais dit qu'il a AA. Ok, f*ck, je commence à mettre mon manteau, c'est la vie jvais perdre un gros coup. La river est un 2, et là vilain retourne sa main sur la table (en la claquant) et en criant : 'carré' ! Et il montre 22. Je n'ai aucune explication pour l'attitude de vilain. Ni pour son tell, ni pour son tank/call turn, ni pour le fait qu'il dise qu'il a AA et ne montre pas, ni pour le fait qu'il jouisse autant de toucher un carré dans un spot où il a concrètement chatté, indépendamment de ses maigres qualités pokéristiques. A noter que vilain est du genre à se plaindre fréquemment, et à haute voix, quand le board vient J22 et qu'il avait J22. 'Tu te rends compte, j'avais full ! J'ai vraiment pas de chance'. Ce coup où il touche un carré n'est sûrement pas pour lui un coup de chance, plus quelque chose qu'il mérite pour toutes les fois où il fold 93o et ne touche donc pas une suite.
En bref, je trouve cette histoire très intéressante pour ce que j'essaie de développer.
Ce qui m'a beaucoup marqué c'est de ressentir successivement cette puissance (dans ce que je pouvais faire avec mes jetons à la table) et cette impuissance (perdre un énorme pot sans pouvoir y faire grand chose, et en plus souffrir de la stupidité ou perversité de mon adversaire). En rentrant chez moi je me suis dit : 'ok poker, c'est bien toi le maître, je m'incline devant ta puissance, à l'avenir j'éviterai de trop me sentir sur un nuage parce que je gagne des coups'. Le poker ne tolère pas ce genre de sentiments très longtemps, et les brise implacablement.
A ce stade, on est comme au départ de cet article dans un épais brouillard. Il y a ce jeu, dans lesquels les joueurs mettent une énergie gigantesque, qui menace de tous les dévorer un par un, et qui les brise, tous en même temps, chaque jour, tout le temps. Comment un jeu peut-il concentrer autant de frustration et de violence, et pourtant avoir un tel succès ? Qu'on soit récréatif ou pro, on prend cher. Même avec l'expérience, on continue à prendre cher parce qu'on reconfigure de nouvelles illusions.
Je formule ici une hypothèse : de toutes les manières imaginables les humains sont guidés par la volonté de puissance. C'est le désir d'exister. Exister, c'est-à-dire savoir qu'on vit et qu'on meurt. La réalité est que toute vie retourne à la poussière, et que toute l'identité qu'on cherche à polir et à renforcer n'est qu'une parmi des milliards, et des milliards de morts avant nous. On peut faire ce qu'on veut dans notre vie, accomplir quoi que ce soit, accumuler tout, peu importe, on va quand même mourir, et le soleil va mourir, et les galaxies s'effondrent et renaissent, etc. Bref, on est un petit rien doué de conscience et qui veut défier son destin. A ce titre le poker est une pratique psychiquement grandiose : le Désir d'existence de l'Homme peut s'y incarner, sous toutes les formes imaginables ; la jouissance, à portée de main. Et en même temps, la Faucheuse. La réalité du poker, c'est une hécatombe. Des amputations, des défaites et des pertes. Des joueurs qui se brisent, financièrement et psychologiquement. Des pros qui jettent l'éponge, ou développent tellement de mauvaises habitudes qu'ils en deviennent fous, des résidus d'humains. Au fond, jouer au poker c'est vivre nos mouvements profonds de manière condensée, avec une effectivité et une brutalité assez uniques. Donc l'hypothèse : on joue au poker parce que le poker résonne avec ce qui est peut-être le plus fondamental dans nos vies : la dialectique entre désir et réalité. On éprouve cela, et on se sent totalement vivant. Parfois plus vivants que dans le sexe.
Est-ce que vous commencez à voir où je veux en venir, quand je dis 'le poker est réalisation' ? Jpense qu'il y a déjà assez à digérer pour maintenant. Ce qui est sûr, c'est que je continuerai ce long article plus tard, dans une seconde partie.