Comment une IA de Sibérie a empoché des millions de dollars en jouant au poker : c'est le sous-titre d'un article fleuve publié par Bloomberg la semaine dernière. Fruit d'un travail de plusieurs mois de la part de son auteur Kit Chellel, cette enquête se penche sur l'ascension de la Bot Farm Corporation, un collectif d'étudiants russes qui en l'espace de quelques années est parvenu à accumuler des dizaines de millions de dollars de profits grâce à son logiciel.
Dans le cyclisme, il est communément admis depuis 1998 et le scandale Festina que les tricheurs les plus habiles ont toujours un coup d'avance sur la lutte antidopage. Certains produits sont peu détectables via les protocoles de contrôle traditionnels. Et quand ils le sont, des produits masquants peuvent venir à leur secours. Il y a quatre ans, une étude publiée par The Conversation l'assurait : "Si la lutte antidopage est aujourd'hui généralisée, il est vain d'espérer empêcher les sportifs de tricher".
Aux tables de poker en ligne, les services de sécurité des rooms se livrent au même jeu du chat et de la souris. Des moyens considérables, souvent sous-estimés par les joueurs en raison d'une opacité entretenue à dessein, sont déployés au quotidien dans la lutte contre les bots. La menace que représentent ces derniers n'est pas nouvelle. Dès 2015, dans une communication d'une rare transparence, les équipes de PokerStars annonçaient avoir procédé à la clôture d'une quinzaine de comptes, presque tous enregistrés en Russie et bénéficiaires de 1,4 million de dollars aux tables de Pot Limit Omaha.
Deux ans plus tard, dans nos colonnes, Alexandre Luneau évoquait ce fléau parmi les motivations de son retrait des tables high stakes. Puis en 2018, PokerStars jouait à nouveau la carte de la transparence en soutenant que son logiciel était capable d'identifier seul et automatiquement près de 89 % des recours à des bots ou logiciels d'aide à la décision. Pour les 11 % restants, l'opérateur assumait de s'en remettre à ses effectifs humains, mais aussi aux lanceurs d'alerte émanant de la communauté des joueurs.
Oui mais voilà, depuis la problématique n'a fait que prendre de l'ampleur au gré des avancées technologiques. L'an dernier, dans un nouvel article de blog, les équipes de PokerStars comparaient elles-mêmes la lutte contre les tricheurs à "une course à l'armement face à des individus très motivés". Peut-être une façon d'avouer en creux que les tricheurs gardent toujours un coup d'avance, comme en est convaincu Kit Chellel qui dans la foulée de sa publication a accepté de répondre aux questions de PokerNews :
Kit Chellel sur PokerNews
Même les meilleurs services de sécurité ne peuvent pas être infaillibles. La perfection n'existe pas sur ce terrain. Il est tout simplement impossible d'avoir une room sans le moindre bot. Il y en aura toujours quelques-uns. Même si vous les détectez très vite, vous vous appuyez pour cela sur des méthodes qui requièrent qu'un bon paquet de mains soient disputées au préalable. Il y aura toujours quelques comptes qui seront ouverts, utiliseront des bots et repartiront. Je ne suis pas sûr qu'il existe un moyen d'empêcher ça. Vous pouvez limiter le fléau, mais vous ne pouvez pas l'empêcher totalement.
Si l'article de Kit Chellel se distingue de ceux qui l'ont précédé sur cet épineux sujet, c'est parce qu'il met en lumière pour la première fois sur un média généraliste un phénomène qui n'a plus rien d'artisanal mais s'est industrialisé à grande échelle. C'est du reste ce qui a le plus surpris l'auteur durant son enquête : "J'avais une idée de ce à quoi pouvait ressembler un développeur de bots. J'imaginais un type avec des ordinateurs dans son garage, qui gagnait un peu d'argent à côté de ses autres activités. Je ne m'attendais pas à ce que ce soit aussi systémique et organisé. C'est aussi organisé que n'importe quelle start-up technologique que vous pourriez imaginer, et cela leur donne un grand avantage".
Pour appuyer son argumentaire, l'auteur emmène le lecteur en immersion dans la Bot Farm Corporation. Ce qui n'était à l'origine qu'un collectif d'étudiants est parvenu au fil du temps à rassembler d'autres profils, comme des investisseurs ou des joueurs de poker professionnels. Le fruit de leur travail a pris la forme d'un logiciel d'abord promis à des usages plus nobles : le coaching et la compétition entre développeurs. En 2012 puis 2013, les étudiants de Omsk se sont rendus aux États-Unis pour participer à la désormais célèbre Annual Computer Poker Competition. C'est là-bas que des grands noms de l'IA appliquée au poker ont fait leurs classes : Cepheus puis Libratus ou encore Pluribus, tous développés par la non moins célèbre Carnegie Mellon University de Pittsburgh. De glorieux adversaires face auxquels Neo, le bot venu du froid, n'a pas eu à rougir : bien placé dans plusieurs catégories, il se paya même le luxe de dominer la compétition de Limit Hold'em Heads Up devant un adversaire canadien, le poulain du Alberta's Computer Poker Research Group.
Mais très vite, dès 2015, les créateurs de Neo ont fait le choix de s'orienter sur un autre terrain, moins noble mais plus lucratif : celui des tables en argent réel. Et puisque l'époque fut aussi propice au développement par les rooms de stratégies efficaces de détection des bots, le collectif a dû redoubler ses efforts pour garder son avantage : "Ils ont engagé d'autres développeurs pour affiner leur logiciel. L'idée était d'imiter les actions d'un joueur, qu'il s'agisse de mouvements de souris crédibles, de conversations réalistes dans le chat ou de recours à différents intervalles de temps pour prendre les décisions".
C'est à cette époque que la Bot Farm Corporation s'est transformée pour de bon en une véritable entreprise. "Les partenaires qui géraient les fermes agissaient comme des franchisés indépendants. Généralement, ils louaient des bureaux et des ordinateurs, et ils embauchaient des employés pour faire fonctionner le logiciel. Les partenaires avaient également besoin de centaines de personnes réelles pour ouvrir des comptes propres que les robots pourraient utiliser, en fournissant une preuve d'identité si nécessaire. L'entreprise proposait aussi un menu à la carte, avec des bots adaptés à des enjeux plus ou moins élevés, ou à des variantes autres que le Hold'em".
Bloomberg se penche également sur la vente du logiciel à grande échelle, à partir de 2018, en contrepartie de quelques centaines de dollars. Documents à l'appui, l'article assure qu'au plus fort de son activité l'entreprise dégageait par ce biais jusqu'à dix millions de dollars de profits annuels. Un univers parallèle, celui des clubs de poker en ligne, leur fournirait encore aujourd'hui leurs meilleurs clients. Mais l'article se focalise surtout sur un autre phénomène : celui des rooms naissantes ou de taille modeste, gangrenées de bots selon la volonté même de leurs propriétaires qui y voient un moyen simple et efficace de peupler artificiellement les tables.
Début 2024, Kit Chellel a eu l'occasion de creuser ce sujet à Erevan. Invité dans la capitale arménienne par les fondateurs de la Bot Farm Corporation eux-mêmes, le journaliste a appris de leur bouche qu'ils avaient créé une autre entreprise en 2020 : Deeplay. Depuis des bureaux installés à Novossibirsk et Saint-Pétersbourg, ils proposent un service spécifiquement dédié aux propriétaires de clubs ou de rooms : des bots censés "maintenir l'équilibre du jeu". Grâce à eux, indique le site de la société, "les joueurs non professionnels perdent moins, apprécient davantage le jeu et restent plus longtemps à la table". Le bot russe de 2024, ce serait donc un peu comme un brouteur ivoirien : tant qu'on y voit que du feu, on passe plutôt du bon temps.
Est-il plus probable, de votre côté, que vous croisiez à l'avenir la route d'un brouteur camerounais (varions les plaisirs) ou de Neo et ses descendants venus de Sibérie ? Kit Chellel se montre en tout cas alarmiste sur PokerNews : "Le jeu a changé et durant les cinq dernières années, cette technologie est devenue beaucoup moins chère et en conséquence beaucoup plus répandue. Selon moi, le monde du poker ne s'est pas encore totalement adapté à cette nouvelle réalité".
Kit Chellel
Il est extrêmement difficile de développer un bot qui gagne "juste assez". Ce que je veux dire, c'est qu'il est plutôt facile de créer un logiciel capable de pratiquer un poker presque imbattable. Néanmoins, cela ne représente pas une stratégie viable sur la durée. L'objectif ultime, c'est de créer un bot qui gagne juste assez et qui ressemble le plus possible à un humain. C'est bien là la véritable réussite de ces groupes. Il leur a fallu des années, mais ils y sont parvenus.
Comment une IA de Sibérie a empoché des millions de dollars en jouant au poker : c'est le sous-titre d'un article fleuve publié par Bloomberg la semaine dernière. Fruit d'un travail de plusieurs mois de la part de son auteur Kit Chellel, cette enquête se penche sur l'ascension de la Bot Farm Corporation, un collectif d'étudiants russes qui en l'espace de quelques années est parvenu à accumuler des dizaines de millions de dollars de profits grâce à son logiciel.
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